Lise Tavernier (Alphonse DAUDET)

Drame en cinq actes et sept tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 29 janvier 1872.

 

Personnages

 

ROURE, fabricant d’ornements d’église

MAXIMIN ROURE, son neveu

MAZAN, son commis

PALOMBO

GARRAGOUSS

LISE TAVERNIER

CARDELINE

MADAME ROURE

UN SERGENT

UN BRIGADIER

GENDARMES

MARINS

 

La scène, en 1816, à Toulon et aux environs.

 

 

ACTE I

 

Chez M. Roure, à Toulon. Intérieur d’un magasin d’ornements d’église, porte au fond ouvrant sur le quai par une devanture vitrée, avec grand étalage de chambres, chapes, saints ciboires en vermeil. À gauche, grands comptoirs garnis de cases vitrées, pleines de chapelets, de christs d’ivoire, d’images de saints. À droite, forte menant dans l’arrière boutique.

 

 

Scène première

 

MADAME ROURE, MAZAN

 

Madame Roure, petite, maigre, ratatinée, vêtue de noir, est assise, au premier plan à gauche, dans un vieux fauteuil en tapisserie passée, au coin le plus humble du magasin. Elle a une chaufferette sous les pieds, des cahiers et des notes sur les genoux, et dicte en toussant à Mazan, qui écrit debout sur un coin du comptoir en face.

MADAME ROURE, dictant.

« J’ai reçu votre honorée du 3 courant... »

MAZAN, écrivant.

« Votre honorée du trois courant. »

MADAME ROURE.

« M’accusant réception de... »

Elle tousse.

MAZAN.

Madame Roure, si ça vous fatigue, donnez-moi la lettre... J’essayerai de faire la réponse tout seul.

MADAME ROURE.

Oh ! non, non, monsieur Roure ne serait pas content.

MAZAN.

C’est égal ! Ce n’est guère charitable de vous faire travailler à force comme cela avec le mauvais rhume que vous avez.

MADAME ROURE, inquiète.

Chut ! chut !

MAZAN.

Si j’étais monsieur Roure, moi, j’aurais bientôt fait de vous envoyer un mois ou deux à la campagne... Il n’en manque pas de jolis coins verts autour de Toulon... Ainsi, l’endroit d’où je suis, le petit village des Clastres... C’est là que vous seriez bien et que vous en boiriez de ce bon lait de chèvre.

MADAME ROURE, reprenant sa lettre.

Vous avez mis : « M’accusant réception... »

La porte s’ouvre.

 

 

Scène II

 

MADAME ROURE, MAZAN, PALOMBO, matelot déguenillé, accent italien, doucereux, papelard

 

PALOMBO, entrant gauchement avec force révérences.

Bien le bonjour, monsieur, madame et la compagnie.

MAZAN, relevant la tête.

Hein ? Encore ?

PALOMBO, bégaiement très prononcé.

Monsieur Roure, s’il vous plaît ?

MAZAN, avec colère.

Il n’est pas là.

PALOMBO.

Diavolo !

MADAME ROURE.

Qu’est-ce que vous voulez, mon ami ? Est-ce quelque chose que je pourrais... ?

PALOMBO, regardant avec curiosité autour de lui.

Oh ! no, no, seulement pour savoir s’il était là.

MAZAN, menaçant.

Eh bien ! puisqu’on vous dit qu’il n’y est pas.

Il fait le tour du comptoir et s’avance vers le Matelot.

PALOMBO.

Ah ! bene, bene !

Il regagne la porte lentement, jetant de longs regards de convoitise sur les dorures de l’étalage ; avant de sortir il fait une grande révérence.

Bien le bonjour, monsieur, madame et la compagnie.

MAZAN, lui fermant la porte au nez.

C’est bon... c’est bon.

 

 

Scène III

 

MAZAN, MADAME ROURE

 

MAZAN, venant se planter devant le comptoir de sa patronne.

Savez-vous que c’est effrayant, madame Roure ? Voilà le second depuis une heure... Et l’autre de tantôt avait encore plus mauvaise mine avec son bonnet rouge et son grand nez de Polichinelle... Qu’est-ce que des sacripants pareils peuvent avoir à dire au patron ?

MADAME ROURE.

Oh ! ce n’est pas étonnant, monsieur Roure est membre du bureau de bienfaisance.

MAZAN.

Est-ce que vous croyez que ce sont des collègues ?

MADAME ROURE.

Hé non, bêta, mais de pauvres diables qui viennent demander quelques secours. Monsieur Roure a dans la ville une si grande réputation de charité !

MAZAN.

Ah ben ! merci ! Si j’avais des secours à faire tenir à ces deux gaillards--là, j’aimerais assez leur envoyer ça par des gendarmes... Le grand surtout, c’est drôle comme il ne me revient pas... Ce coquin de nez-là !... Aïe, le patron !...

Il reprend vite sa place derrière le comptoir.

« Du trois courant m’accusant réception... »

La porte du magasin s’ouvre. M. Roure apparaît, gras, onctueux, bien rasé, la tête sur l’épaule. Il lit un journal, et tout en lisant, jette de droite et de gauche un œil sur la boutique.

 

 

Scène IV

 

MAZAN, MADAME ROURE, MONSIEUR ROURE

 

MADAME ROURE, dictant.

« D’une grosse d’étoles soie et or. »

ROURE.

Madame Roure !

MADAME ROURE.

Mon ami !

MAZAN, écrivant.

« D’étoles soie et or. »

ROURE.

Chut !... tout à l’heure ! Madame Roure, je vous ai quelquefois parlé de mon neveu Maximin, qui était dans la marine ?

MADAME ROURE.

En effet, oui, je crois me rappeler... Est ce qu’il arrive ?

ROURE.

Non, il est mort.

MADAME ROURE.

Oh ! mon Dieu !

ROURE.

Le malheureux était à bord du Janua-Cœli, qui s’est perdu corps et bien le treize mai mil huit cent seize, il y a cinq mois, sur les côtes du Mozambique. Le Toulonnais de ce matin donne la nouvelle du désastre et le nom de toutes les victimes... le sien y est tout au long : Maximin Roure, aide timonier.

Avec un soupir.

Pauvre Maximin !... C’était de son vivant un vaurien de la pire espèce, mais enfin la miséricorde de Dieu est infinie. Espérons qu’il aura eu à ses derniers moments une minute de sincère contrition... Quelquefois, le Seigneur n’en demande pas davantage...

Changeant de ton subitement.

Est-ce qu’il y a des lettres ?

MADAME ROURE, regagnant sa place.

Des lettres ? non !... C’est-à-dire si... En voilà deux. Je vous demande pardon. Cet affreux malheur m’a toute bouleversée.

ROURE.

Sans doute, sans doute, c’est un affreux malheur, mais il faut savoir respecter les arrêts de la Providence. En somme, le drôle a eu une belle mort, et cela valait mieux pour lui que de finir au bout d’une vergue ou à l’hospice du bagne... Nous lui ferons dire une messe, et, si vous voulez bien, nous n’en reparlerons plus jamais... Jamais, vous m’entendez !...

MADAME ROURE, doucement.

Oui, mon ami.

ROURE.

Voyons ces lettres.

Il prend les lettres et lit debout devant la caisse.

MAZAN, à part.

En voilà un qui a été vite enterré, par exemple.

ROURE, lisant.

Ah oui... Connu !... Je sais ce qu’il demande, celui-là. Mais non ! mais non !... Voilà trois fois que je lui renouvelle son billet... C’est assez.

MADAME ROURE.

Oh ! mon ami, je vous en prie... Sa paroisse est si pauvre !... Il est si charitable !

ROURE.

Oui m’amour, oui, mon ange, c’est un homme très charitable... nous sayons ça... mais voyez-vous, je n’aime pas bien qu’on fasse le saint Vincent de Paul avec mon argent. Vous écrirez à l’abbé Salignon que nous sommes très gênés en ce moment, que les rentrées sont pénibles, et que je ne renouvelle rien.

MADAME ROURE.

Pourtant, il me semble...

ROURE, terrible.

Vous dites ?

MADAME ROURE.

Rien, mon ami.

ROURE, décachetant la deuxième lettre.

Ce serait trop fort, par exemple. Je veux bien être la providence des curés de campagne, donner ma marchandise à crédit, avancer même des petites sommes à des taux apostoliques, mais me laisser mettre sur la paille par les paroissiens de ces messieurs... ah ! mais non.

Regardant la lettre.

Tiens ! tiens ! qu’est-ce que c’est que cela ? « Monsieur, j’aurai l’honneur de me présenter chez vous demain, dans l’après midi, pour vous entretenir d’une affaire très importante... Signé Lise Tavernier, des Clastres. » Les Clastres !... mais c’est le pays de Mazan, ça. Est-ce que tu connais quelqu’un de ce nom-là ?

MAZAN.

Quel nom, patron ?

ROURE.

Lise Tavernier.

MAZAN.

Je crois bien que je la connais... c’est une ancienne sœur du couvent des Ursulines... Il paraît que, du temps de la grande révolution, quand les Marseillais sont venus brûler le couvent, la dame envoya son béguin au diable et s’en vint au pays pour essayer de s’y marier. Mais, quoique ce fût un beau brin de fille, personne ne voulut d’elle... Vous pensez, une défroquée !... Alors, chassée de partout, méprisée de tout le monde, elle s’est fait construire une maisonnette en dehors du village, sur les ruines mêmes de son ancien couvent, et depuis elle a vécu là toute seule comme une bête sauvage. Jamais elle ne sort... Quand par hasard elle traverse le pays sur sa mule, les enfants lui jettent des pierres et on l’appelle : Ma sœur !... ma sœur !... pour la faire enrager.

ROURE.

Elle aurait mieux fait de quitter le pays.

MAZAN, se levant.

Ah ! voilà ! Il paraît,

Baissant la voix.

il paraît que ce qui la retient, c’est un trésor qui est caché dans le couvent... Elle reste là pour le garder comme le fameux dragon de la mythologie... Comment le maître appelait-il donc ça ?... Le dragon... de... de... ah ! oui, le dragon désespéré.

ROURE.

Imbécile !

MAZAN.

Dame ! vous savez, patron... ce sont des choses qu’on dit dans le pays... mais moi je n’y ai jamais cru. D’abord on a fouillé le couvent de fond en comble et jamais on n’y a rien trouvé.

ROURE.

Ah ! on a fouillé le couvent ?

MAZAN.

Oui, dans le temps... Il y a des gens qui ont été assez osés pour y aller voir. Dame ! c’est que ce n’est pas un bon endroit ce couvent des Clastres. Il paraîtrait que la nuit les Ursulines reviennent en chantant avec des cierges.

MADAME ROURE, se signant.

Bonne mère.

MAZAN, enchanté.

Oui, madame Roure, avec des cierges ! aussi je vous réponds qu’on ne va guère de ce côté-là ! Il faut une enragée de l’enfer comme cette Lise pour oser vivre dans ce voisinage.

ROURE, rêveur.

Tiens ! tiens !

MADAME ROURE, vivement.

J’espère bien que vous n’allez pas laisser cette méchante femme arriver jusque chez nous.

ROURE, avec un sourire.

Oh ! oh ! Mais comme elle est donc bavarde aujourd’hui, cette petite maman ! Ce n’est pas étonnant, ensuite, si on tousse... tenez ! ma mie, faites-moi un plaisir, donnez cette lettre à Mazan. Il est assez grand garçon pour répondre... et puis montez de suite dans votre chambrette.

MADAME ROURE.

Mais, cependant...

ROURE, terrible.

Tout de suite.

MADAME ROURE.

Oui, mon ami...

Elle se lève précipitamment et monte par le petit escalier de bois.

MAZAN.

Patron ! patron ! voilà la Tavernier qui arrive avec sa mule.

ROURE.

C’est bon achève ta lettre et pas un mot !

Par le vitrage du fond, on voit une mule harnachée à la provençale s’arrêter devant la boutique. Une femme en descend, attache la mule à la porte et entre suivie d’une petite Arlésienne. La femme est vêtue presque monastiquement et coiffée d’une grande capeline qui lui caché à moitié la figure.

 

 

Scène V

 

ROURE, LISE, CARDELINE, MAZAN

 

LISE, un cabas sous le bras, un trousseau de clefs à la ceinture, les yeux baissés.

Monsieur Roure ?

ROURE.

C’est moi, mademoiselle.

LISE.

Je désirerais vous parler en particulier, monsieur.

ROURE.

Fort bien, mademoiselle. Si vous voulez venir de ce côté.

LISE, à Cardeline.

Attends-moi là... et l’œil sur la mule !

CARDELINE.

Oui, ma cousine...

Ils entrent à gauche.

 

 

Scène VI

 

MAZAN, CARDELINE

 

MAZAN, lisant la lettre d’un air important.

« J’ai reçu votre lettre du trois courant, m’accusant réception. »

CARDELINE.

Ah ! mon Dieu !... mais c’est Mazan !

MAZAN.

Cardeline !

CARDELINE.

En voilà une rencontre ! Qu’est ce que tu fais là ? C’est donc ici que tu travailles maintenant ?

MAZAN.

Mais oui... tu vois... je tiens les écritures, ce n’est pas aisé !...

CARDELINE.

Ils disaient bien au pays que monsieur le curé t’avait fait avoir une bonne place ; mais je ne savais pas te trouver dans une si belle boutique... Ça reluit-il, mon bon Jésus !... ça reluit-il !

MAZAN quitte le bureau.

Eh bien ! et toi, ma Cardeline, qu’est-ce que tu viens donc faire ici avec cette femme ?

CARDELINE.

Oh ! c’est toute une histoire, et bien triste va. Il m’en est arrivé des disgrâces depuis que tu as quitté le pays. D’abord ma pauvre maman est morte.

MAZAN.

Pécaïré !

CARDELINE.

Quand maman a été morte, on a tout vendu à la maison. Je me suis donc trouvée dans le chemin, sans parents, sans ressources, trop faible avec ça pour le travail de la terre, et ne sachant que faire de mes bras. Il y avait bien mon oncle Fulcran, mais il est si avare que l’idée de m’avoir avec lui le faisait verdir comme un vieux sou... Alors il s’est rencontré que la Lise a eu vent de la chose et comme elle nous était un peu cousine du côté de mon père, elle m’a offert de me prendre chez elle. À quoi maître Fulcran a souscrit des quatre mains, et voilà comment je me trouve au service de cette méchante femme.

MAZAN.

Elle est méchante ?

CARDELINE.

Ça dépend des jours... Mais c’est sa mule qui en a du vice... Tiens ! regarde-la ruer, cette maudite bête... si on ne dirait pas Belzebuth.

S’élançant vers la porte.

Brunette ! Brunette !

MAZAN.

Pauvre Cardeline, comme tu dois être malheureuse !

CARDELINE, revenant.

Oh oui, va !

MAZAN.

Quand je pense qu’il n’y a pas six mois nous dansions de si bon cœur à la Vote de Cassis ! Tu t’en souviens ?

CARDELINE.

C’est la dernière soirée que nous avons passée ensemble. Et si l’un de nous l’a l’oublié, bien sûr que ce n’est pas moi.

MAZAN.

Ni moi non plus... Et la preuve, c’est que j’ai encore à mon doigt le petit anneau de verre que tu m’as donné ce jour-là.

CARDELINE.

Ah ! voyons !

MAZAN.

Jamais il ne m’a quitté. Et tous les soirs, quand je me couche, je le baise dévotement comme un morceau de la vraie croix.

CARDELINE.

Tu m’aimes donc toujours ?

MAZAN.

Plus fort que jamais, Ninette.

CARDELINE, battant des mains.

Oh ! que je suis contente... Mais alors, si tu m’aimes toujours, comment as-tu eu le courage de rester si longtemps sans venir là-bas ?

MAZAN.

Est-ce que je pouvais ? J’ai tant d’ouvrage à la boutique... Avec ça que le dimanche il faut aller à tous les offices... le patron y tient.

CARDELINE.

Eh bien ! puisque tu es devenu si fort sur les écritures il fallait m’écrire un mot.

MAZAN.

Dame ! c’est que... c’est qu’il n’y a pas longtemps que je suis fort comme cela, et j’avais peur que ma lettre te fit rire.

CARDELINE.

Ah ! ben oui... C’est moi qui ne ris plus depuis longtemps. J’ai joliment désappris de rire, entre cette femme et cette mule. Mais regarde-la donc l’effrontée ! elle va arracher la porte... Brunette, hé ! là ! Brunette ! Elle a tant de malice. Tout ça c’est pour me faire battre.

MAZAN.

Comment cette femme te bat ?

CARDELINE.

Il y a des fois, puis d’autres fois elle m’embrasse. Je n’y comprends rien !

MAZAN.

Oser lever la main sur ce bijou-là ! Ah ! la coquine !

CARDELINE.

Chut ! chut ! prends garde... si elle t’entendait.

MAZAN.

Oui tu as raison. Ce n’est pas ainsi qu’il faut s’y prendre... Écoute, Ninette... penche-toi un peu par ici... encore... Fais semblant de regarder les images. Là, maintenant donnemoi ta main... Tu m’aimes, n’est-ce pas ?

CARDELINE.

Pardi !

MAZAN.

Eh bien, moi, je te jure que je t’arracherai de cet enfer-là... Je vais travailler fort et ferme pour arriver à gagner de quoi te nourrir... Alors j’irai te prendre et nous nous marierons. Ça te convient-il ?

CARDELINE.

Oh !

MAZAN.

En attendant, prends courage. Ne te désole pas trop. Quand je pourrai j’irai te voir... Dans tous les cas, le dimanche matin tu trouveras toujours une lettre de moi chez l’oncle Fulcran... Écris-moi aussi de ton côté... Seulement adresse tes lettres à la grande poste, pas ici, parce que le patron pour ces sortes de choses est encore plus sévère que notre curé !... Et s’il se doutait que...

Rejetant vivement la main de la fillette.

Gare ! les voilà !

 

 

Scène VII

 

MAZAN, CARDELINE, LISE TAVERNIER, ROURE

 

ROURE, à demi-voix.

C’est mon dernier prix, mademoiselle. Voyez, consultez la personne. J’irai moi-même chercher votre réponse demain matin.

LISE TAVERNIER.

C’est convenu, monsieur...

À Cardeline.

Détache la mule.

ROURE, même ton.

N’oubliez pas, je vous prie, mademoiselle, de dire à la personne que, si elle avait par hasard d’autres objets du même genre et qu’elle fût disposée à s’en dessaisir, il y aurait sûrement avantage pour moi et pour la personne à traiter du tout en bloc.

LISE TAVERNIER, du bout des lèvres.

Fort bien, monsieur. J’en parlerai à la personne.

Elle s’incline.

ROURE.

J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle.

Il l’accompagne cérémonieusement jusqu’à la porte.

 

 

Scène VIII

 

MAZAN, ROURE

 

Roure se frotte les mains et marche silencieux de long en large. Mazan paraît acharné à ses écritures.

ROURE.

Mazan !

MAZAN.

Patron.

ROURE.

Tu n’as donc pas encore fini ?

MAZAN.

Pas tout à fait... C’est si difficile d’écrire quelque chose par soi-même.

ROURE, avec un bon sourire.

Bon ! ça viendra... ça viendra. D’ailleurs cette lettre n’est pas pressée. Allez. Tu as tout le temps... À présent, il faut à l’hôtel du Petit-Saint-Jean me retenir pour demain matin un bon cheval et un cabriolet. Pas besoin de cocher, je conduirai moi-même.

MAZAN.

Bien. Demain matin, quelle heure ?

ROURE.

Qu’est-ce qu’il faut d’ici pour aller aux Clastres ? une heure et demie !

MAZAN.

Oui, quand la Sorgue n’est pas grosse et qu’on peut passer le gué. Mais à la moindre crue, il faut compter sur un bon détour pour aller chercher le pont.

ROURE.

Dans tous les cas, que le cabriolet soit prêt pour huit heures.

MAZAN.

Dites donc, patron, si vous allez aux Clastres, je pourrais bien vous conduire, moi.

ROURE.

Non, non, mon garçon... tu es trop nécessaire à la boutique... Madame Roure est si délicate ! Pauvre femme ! Il ne faut pas qu’elle se fatigue... Allons, va.

MAZAN.

J’y suis.

Revenant sur ses pas.

Faut-il allumer les lampes ?

ROURE.

Non, j’allumerai moi-même... Attends, encore un mot. Je te l’ai dit bien souvent, mon cher enfant, mais je ne saurais assez te le répéter : la réserve et la discrétion sont les vertus théologales du commerce. Tout ce que tu entends dire au magasin, le monde qui y vient, les affaires qui s’y traitent, tu dois garder tout cela entre cuir et chair, comme un billet de confession.

Entre les deux yeux.

C’est entendu, n’est-ce pas ? File maintenant.

 

 

Scène IX

 

ROURE, seul

 

Il marche un moment sans rien dire avec des gestes, puis, s’arrêtant.

Au fait, pourquoi pas ? Il y a des choses plus extraordinaires... Quand elles ont vu aller le train des affaires, les Ursulines ont pu prendre peur et mettre en lieu sûr ce qu’il y avait de plus précieux dans la maison. Celle-ci connaissait le bon coin. Elle est restée dessus pendant vingt ans, sans bouger, accroupie sur son trésor comme une bonne couveuse, et maintenant voilà qu’elle se décide à tirer ses œufs du panier. Le malin serait d’avoir toute la couvée. Elles sont très jolies ces burettes... qu’elle m’a montrées. C’est de l’or le plus pur et travaillé comme de la dentelle. L’évêché ou le chapitre me payera cela ce que je voudrai... Hé ! hé ! si la dame a beaucoup d’ustensiles de ce genre... Qui sait ? Ces couvents étaient si riches ! Il y a peut-être des millions à gagner avec cette femme-là. Quant à son histoire d’une personne qui avait recueilli chez elle l’aumônier du couvent, d’une malle oubliée par le prêtre et ouverte quinze ans après sa mort... ça me rappelle les almanachs liégeois que je vendais dans les campagnes, du temps que j’étais colporteur... Allons, allons, il y a quelque chose là-dessous... Décidément la journée n’a pas été mauvaise : la visite de cette femme, la nouvelle du Janua-Cœli... Car enfin... il n’y a pas à dire... ça y est... c’est dans le journal... Maximin Roure.

Il contemple son journal avec amour.

Moi qui avais toujours peur de le voir arriver un jour ou l’autre avec sa mine effrontée... Maintenant c’est fini... Plus rien à craindre ! Il est mort !... Ouf ! il me semble que je respire mieux.

La porte s’ouvre, un homme entre précipitamment.

 

 

Scène X

 

ROURE, MAXIMIN

 

MAXIMIN, à demi-voix.

Bonjour, mon oncle.

ROURE, se retournant à cette voix.

Hein ?

MAXIMIN.

Bonjour, mon oncle.

ROURE, d’une voix étranglée.

Maximin !

MAXIMIN.

Là, j’étais sûr que ça vous ferait un saisissement. Écoutez, ce n’est pas ma faute. J’avais envoyé des amis pour vous préparer ; vous n’y étiez pas.

ROURE.

Comment ! c’est toi ?... Mais je croyais... que... ton navire...

MAXIMIN, voyant le journal.

Ah oui, le journal ; j’ai lu ça ce matin.

ROURE.

Ce n’est pas vrai, alors, ce naufrage ?

MAXIMIN.

Vrai pour le navire, mais pas pour moi. Je vais vous expliquer la chose.

S’asseyant.

Vous permettez ?

Roure va fermer la porte de la rue. Maximin se carrant.

Pour lors donc, monsieur mon oncle, quand ils vous ont eu fourré à la prison de Nîmes...

ROURE, pâlissant.

Plus bas, misérable !

MAXIMIN, baissant la voix.

Je me suis engagé, comme vous savez, à bord du Janua-Cœli. Les premiers temps, ça m’amusait. J’ai fait je ne sais combien de fois le tour du monde dans ce sens-ci, puis dans ce sens-là... Mais à la fin des fins, quand j’ai vu que c’était toujours à recommencer, j’ai pris le métier en grippe... Naturellement le métier me l’a rendu. Les officiers me faisaient des misères. Je passais ma vie aux fers. Si bien qu’une belle nuit, fatigué de cette existence de charbon de terre, j’ai fait un grand trou dans la cale, comme qui dirait là, au milieu de votre magasin, et je me suis affalé à l’eau avec deux bons garçons qui étaient aux fers en même temps que moi. Et voyez si c’est de la veine, juste le lendemain, pouf ! le Janua-Cœli a fait son plongeon... Après cela, il faut tout dire, nous n’avions pas eu le temps de boucher le trou.

Il rit, Roure tousse, Hum ! Hum ! d’un air embarrassé.

Ensuite de ça, les camarades et moi nous avons traîné nos guêtres chez un tas de populations plus moricaudes les unes que les autres ; heureusement qu’arrivés à Zanzibar, nous sommes tombés sur une balancelle espagnole qui allait partir pour Marseille... À Marseille, toujours ma chance !... j’apprends par hasard qu’il y a un certain Jean-Baptiste Roure, rue des Prêtres, à Toulon, qui vendait des fournitures de curés. Ce nom de Baptiste Roure me tire l’oreille. Je dis aux camarades : Ce serait drôle, si c’était mon oncle. Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que c’était lui.

ROURE, voix basse, dents serrées.

Eh bien ! oui, c’est moi, qu’est-ce que tu me veux, bandit ?

MAXIMIN.

Oh ! mon oncle, ce n’est pas gentil. Un neveu qu’on n’a pas vu depuis des siècles... C’est donc votre nouvelle position qui vous a tourneboulé le caractère ? Vous étiez plus aimable que ça il y a dix ans, quand nous allions la balle au dos, de ferme en ferme vendre, avec vos rubans et vos aiguilles, ces petits livres d’images... hé ! hé ! mon oncle.

ROURE.

Finissons. Je sais où tu veux en venir... Quand on a eu des débuts aussi difficiles que les miens, il faut s’attendre à tout. Je pensais bien que ceci m’arriverait un jour ou l’autre... seulement il s’agit de nous entendre... Ici on ne peut pas causer. J’irai te voir demain. Où demeures-tu ?

MAXIMIN.

Pas à Toulon, vous pensez bien. J’ai trouvé qu’il y avait trop de gendarmes sur le pont... Alors on s’est installé à la campagne, à deux ou trois lieues d’ici, dans un couvent abandonné qu’on appelle les Clastres.

ROURE.

Les Clastres ?

MAXIMIN.

Vous le connaissez ?

ROURE.

Oui, j’ai vu ça... de loin.

MAXIMIN.

On y est très bien, ma foi !... C’est un peu délabré... mais il y a de l’air, beaucoup d’air... et pas de gendarmes... Vous entrez... Inutile de parler au concierge... Vous allez droit devant vous, jusqu’à la cour du fond, où il y a une chapelle. Arrivé là, vous n’avez qu’à siffler deux coups, comme au bon temps !... Est-ce que vous savez encore siffler, mon oncle ?

Il met ses deux doigts dans sa bouche.

ROURE, le retenant avec vivacité.

Oui, oui, je sais. C’est convenu, je serai là-bas demain matin.

MAXIMIN.

N’y manquez pas, au moins. Sans quoi je viens m’installer dans votre magasin avec mes deux camarades... Et ils ont des têtes !...

ROURE.

J’y serai, je te dis.

MAXIMIN.

C’est bon, au revoir...

Revenant sur ses pas.

À propos, moi qui ne vous disais rien pour ma tante... Pauvre chère femme !... Je ne la connais pas ; mais c’est égal, faites-lui mes amitiés tout de même.

ROURE, bas, impatienté.

Oui, oui !

Maximin sort.

 

 

Scène XI

 

ROURE, seul

 

Avec une explosion de rage.

Sacré mille noms de D...

Il s’arrête et se radoucit subitement.

Eh bien ! Eh bien ! monsieur Roure... qu’est-ce qui vous prend ? Ce n’est pas le moyen de vous tirer d’affaire.

Les cloches de l’église sonnent. On voit, au jour tombant, des femmes et des enfants passer dans la rue.

Ah ! voilà la bénédiction qui sonne. Allons jusqu’à l’église. Ça me rafraîchira le sang, et j’y serai plus à l’aise pour penser à tout ceci.

Il va prendre un gros paroissien doré, le met sous son bras, ouvre la porte du fond, et de là, un pied dans la rue, il appelle mielleusement, de manière à se faire entendre du dehors et du dedans.

Madame Roure !

MADAME ROURE, apparaissant au haut de l’escalier.

Mon ami ?

ROURE.

Je vais au Mois de Marie, ma chère petite femme... Gardez le magasin.

Il sort.

 

 

ACTE II

 

LES CLASTRES

 

Une gorge sauvage et profonde. Grands rocs, chênes-lièges, pins-parasols ; un torrent fou qui dégringole dans le vert. La scène divisée en deux. À droite, les ruines d’un cloître, cours pleines d’herbes, arcades effondrées, bénitiers de pierre. À gauche, la maisonnette de Lise Tavernier, avec un petit clos dans lequel il y a une écurie, un puits, de l’herbe et quelques gros arbres. Au fond du clos, faisant face au spectateur, une petite muraille blanche, avec une forte verte à judas. Toute cette partie de la scène est séparée du cloître par un gros mur ancien où les giroflées poussent dans les fentes, et contre lequel grimpe un grand figuier.

 

 

Scène première

 

LISE TAVERNIER, CARDELINE dans le clos, PALOMBO et GARRAGOUSS dans le cloître

 

CARDELINE, sortant de l’écurie avec un seau.

Hou ! la vilaine mule ! Je vous demande un peu le mal que je lui fais. C’est pour te donner à boire, méchante bête !

GARRAGOUSS, dans le cloître, jouant aux cartes avec Palombo, sur un fût de colonne tombée, une énorme gourde à côté d’eux.

À toi de faire, Palombo... Passe-moi la fiole.

Palombo passe la fiole et se dépêche de donner les cartes pendant que l’autre boit.

PALOMBO, retournant.

El roi !

GARRAGOUSS, posant la fiole précipitamment.

Comment ! comment ! le roi ? Il ne fait pas bon te perdre de l’œil seulement une minute.

PALOMBO, riant silencieusement en regardant son jeu.

Jogue ! jogue !

CARDELINE, dans le clos, chantant et puisant de l’eau.

La belle Margoton
Tout matin s’est levée...

GARRAGOUSS, bas.

Chut ! voilà mes amours qui se réveillent.

PALOMBO.

Jogue donc, chulato !

Garragouss se lève, vient pris de la muraille, grimpe sur un bénitier, puis sur le mur, et regarde. Palombo, tripotant les cartes.

Les femmes, elles le perdront, cet oume-là.

CARDELINE, chantant.

A pris son broc d’argent
À l’eau s’en est allée.

GARRAGOUSS, sur le mur.

Meuh ! Ça sent bon, la chair fraîche !

À ce moment on sonne à la petite porte verte au fond du clos. Cardeline pose son seau et va vers la porte.

LISE TAVERNIER, sortant vivement de sa rêverie.

Cardeline, où vas-tu ?

CARDELINE.

On sonne, cousine, j’allais ouvrir.

LISE TAVERNIER.

Je sais ce que c’est... Rentre vite et qu’on ne te voie plus.

Cardeline rentre dans le clos. Lise fermé la porte sur elle, puis va ouvrir le judas du fond du clos.

GARRAGOUSS, sur le mur.

Allons bon ! voilà la vieille qui la fait rentrer... À revoir, mon petit ange...

Il descend du mur.

Caracco ! la jolie fille ! on en mettrait sur du pain de ce chérubin-là.

PALOMBO.

Prends garde, tu sais que Max en tient, lui aussi... et le camarade ne plaisante pas sur l’article.

GARRAGOUSS.

Bah ! pourvu qu’il m’en laisse une tranche...

Jouant.

Du trèfle !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MONSIEUR ROURE, arrivant par le fond du clos avec la Défroquée

 

ROURE, souriant et s’éventant.

En vérité, mademoiselle, vous avez là une retraite délicieuse... Cette ombre, ce silence, la rivière tout près de vous...

LISE TAVERNIER.

Trop près même... À la moindre pluie, les caves sont inondées.

ROURE, avec intérêt.

Ah ! vous avez des caves, de petites caves ?... En effet, ces anciens monastères...

LISE TAVERNIER, lui montrant un banc.

Veuillez vous asseoir là, monsieur... nous serons mieux que dans la maison pour causer.

ROURE.

Très volontiers, on est si bien sous ces ombrages... Ah ! je comprends que vous vous plaisiez ici, mademoiselle.

LISE TAVERNIER.

Je ne m’y plais pas, monsieur. J’y reste parce que je n’ai pas d’autre refuge, parce qu’on m’a chassée de partout, et qu’à trois lieues à la ronde il n’y a pas un misérable toit de chaume qui ne se crût souillé s’il abritait, même pour une nuit, celle qu’ils appellent la Défroquée. Voilà pourquoi je suis ici, mais je vous jure bien que je ne m’y plais pas.

ROURE.

Qu’est-ce que vous leur avez donc fait, à tous ces sauvages ?

LISE TAVERNIER.

Est ce qu’ils le savent, les misérables ?... C’est une tradition dans le pays de me vouloir du mal, et je vivrais cent ans, que dans cent ans les enfants me jetteraient des pierres et que cet horrible nom dont on m’affuble me suivrait partout sur les chemins... Et pourtant quel est mon crime ? Est-ce moi qui ai demandé à sortir du cloître ? Est-ce moi qui ai voulu y entrer ?... Un jour, j’avais quinze ans, mes frères m’ont dit : « Lise, il faut aller au couvent. » J’y suis allée... je ne savais pas. Est-ce qu’on sait quelque chose à cet âge ? Pour moi, le couvent c’était un joli carillon de cloches sous les arbres, une chapelle merveilleuse où l’on nous menait le dimanche, des fleurs d’or, de l’encens, des bannières, des vitres peintes, avec des voix de femmes qui chantaient doucement derrière une grille... Je suis entrée là, comment vous dirais-je ?

Montrant la maison.

Tenez, le matin, quand j’ouvre ma fenêtre, il y a toujours quelque hirondelle qui se jette à la volée dans mes rideaux. C’est comme cela que je me suis cloîtrée... Ne connaissant rien de la vie, je croyais n’avoir rien à regretter. Oh ! non, je ne regrettais rien, et cependant j’en ai versé de belles larmes dans ce cloître.

Plus bas.

Les soirs d’été, surtout quand la brise de mer m’apportait l’odeur des citronniers ; quand j’entendais les tambourins, les farandoles et les rires des enfants qui venaient jouer tout près du mur, alors je sentais un frisson me courir, comme des grands coups d’ailes qui me battaient dans la poitrine, et sans savoir pourquoi, je pleurais, je pleurais... Je n’étais pas la seule ! Ah ! si ces pierres pouvaient parler !

ROURE, à part, regardant autour de lui.

Ça ferait bien mon affaire.

LISE TAVERNIER.

J’ai porté le voile cinq ans, je l’aurais porté toute ma vie, fidèle aux vœux jurés et m’y cramponnant malgré tout... Mais une nuit, les portes de notre couvent se sont écroulées avec un bruit terrible qui s’est entendu d’un bout du monde à l’autre. Des hommes sont venus nous dire : « Femmes, sortez... vous êtes libres... » Mes sœurs n’ont pas voulu. « C’est à Dieu que nous avons prêté serment, disaient-elles, Dieu seul peut nous en délier. » Et plutôt que d’être libres, ces saintes ont mieux aimé mourir... Moi, j’ai été lâche, j’avais vingt ans... je voulais vivre, je voulais aimer. J’en ai été bien punie... Partout je n’ai trouvé que le mépris et la haine ; partout mes bras tendus se sont refermés sur le vide. La famille m’a chassée ; le foyer m’a dit : « Va-t’en ! je ne te connais pas. » Et c’est encore le vieux couvent qui a bien voulu m’abriter sous ses ruines.

ROURE, attendrissement de crocodile.

Pauvre femme !

LISE TAVERNIER.

Et dire que cette vie dure depuis vingt ans. Dire qu’au bout de vingt ans j’inspire encore autant d’horreur, autant de haine !... Ils se lèguent ça dans les familles, et les enfants sont encore plus terribles que les pères... Le croiriez-vous, monsieur ? Honteux de m’avoir dépouillée, mes frères me donnaient un peu de pain pour vivre, à présent qu’ils sont morts, les enfants ne veulent plus rien donner. Et voilà que, pour ne pas mourir de faim, j’en suis réduite à ces trafics sacrilèges, obligée de...

Mouvement de Roure. Elle s’arrête net.

ROURE.

De ?...

LISE TAVERNIER.

Excusez-moi, monsieur. À force de souffrir, par moments je suis comme folle, et je fatigue le monde avec mes divagations.

ROURE.

Mais non... mais non, mon enfant ; je vous assure que je prends le plus vif intérêt à vos malheurs. J’étais même en train de songer qu’il y aurait peut-être un moyen de vous arracher à cette situation douloureuse.

LISE TAVERNIER.

Un moyen ?

ROURE.

Mon Dieu ! oui... Il faudrait trouver un honnête homme qui vous donnerait son nom et saurait le faire respecter de ces misérables.

LISE TAVERNIER.

Allons donc les hommes sont trop lâches... Quand j’avais vingt ans et que j’étais belle, tous m’auraient voulu pour leur maîtresse, mais personne n’a osé m’épouser... Ce n’est pas à mon âge et faite comme je suis !...

ROURE.

Hé !... hé !... qui sait ? Peut-être...

À part.

C’est une idée !

LISE TAVERNIER.

Ah ! celui qui aurait voulu faire de moi une femme, une mère ; celui qui m’aurait donné ces joies du foyer pour lesquelles j’étais si bien faite ; celui qui m’aurait enlevé cet affreux nom de Défroquée, plus lourd à porter encore que le froc, celui-là, au risque de me damner, je lui réservais un présent de noces qui l’aurait fait plus riche...

ROURE, souriant.

Vraiment ?... Vous avez donc trouvé la Chèvre d’or, pour parler comme dans nos campagnes ?

LISE TAVERNIER, changeant de ton.

Non, monsieur, je n’ai rien trouvé... Revenons, je vous prie, au motif de votre visite... J’ai vu la personne hier.

ROURE, cachant son dépit.

Ah ! Eh bien !

LISE TAVERNIER.

On trouve que c’est bien peu ; mais enfin on consent.

ROURE, tirant un sac d’écus de sa longue houppelande.

Sans doute, c’est peu, je le sais bien !... Mais je vous prierai de remarquer, ou plutôt de faire remarquer à la personne, que ces sortes d’affaires sont toujours fort délicates à traiter... Mon Dieu ! je veux bien croire à l’histoire que vous m’avez racontée ! à la provenance toute... naturelle des objets en question ; mais enfin il y a là-dedans quelque chose de mystérieux tout au moins... Je serai obligé de garder ces petites drôleries quelque temps en magasin, de ne m’en défaire qu’avec une certaine précaution ; en un mot, j’expose l’autorité et le crédit de ma maison, qui est, j’ose le dire, une des plus honorables de la ville... Ce sont là des choses à considérer.

LISE TAVERNIER.

Parfaitement... Voici, monsieur...

Elle lui donne les burettes.

ROURE.

Très bien !... Nous disons cinq cents francs... Six, douze, vingt-quatre.

Il empile des écus sur le banc.

GARRAGOUSS, à Palombo, dans le cloître.

Hein ?... Qu’est-ce qu’on entend ?

PALOMBO.

Corpo di Dio !

Ils serrent les cartes et viennent vite vers la muraille. À Garragouss qui veut monter sur le bénitier.

Laisse-moi monter, tu vas te faire mal.

GARRAGOUSS, le repoussant.

Va donc ! va donc ! ça me connaît.

Il monte.

ROURE, dans le clos.

Voilà votre argent, mademoiselle ; voyez si c’est le compte... Tiens ! qu’est-ce qu’il y a donc là-haut dans les branches ?

Garragouss se retire précipitamment.

LISE TAVERNIER.

Quelque écureuil, sans doute.

Elle compte les écus.

PALOMBO, aux pieds du bénitier, l’oreille à la muraille.

Ohimé la jolie mousica !

LISE TAVERNIER, mettant l’argent dans son cabas.

Voilà.

ROURE.

Et pour... le reste, mademoiselle, avez-vous parlé à la personne ? Est-ce qu’elle n’a pas autre chose ?

LISE TAVERNIER.

Non. C’est tout pour le moment.

ROURE.

Je le regrette... autant valait, puisque nous y étions... J’avais justement apporté...

Il frappe sur son sac d’écus.

LISE TAVERNIER, avec convoitise.

Oui... cela aurait peut-être mieux valu.

PALOMBO, dans le cloître, tirant Garragouss par la jambe.

Descends donc, chulato ! Je veux voir, moi aussi.

GARRAGOUSS, sautant.

Chut !... Ils sont là.

Palombo grimpe à son tour sur le mur.

ROURE.

Est-ce que cette... personne... demeure loin d’ici ?

LISE TAVERNIER.

Non... Pourquoi ?...

ROURE.

C’est que vous auriez peut-être pu aller la voir, essayer encore. Quelquefois, la nuit on change d’idée.

LISE TAVERNIER, avec embarras.

Oui, mais...

ROURE.

J’ai tout juste un petit recouvrement à faire dans le village... Si vous voulez, je reviendrai dans une heure, en passant, voir ce qu’il en est.

LISE TAVERNIER.

Soit ! Je vais essayer.

ROURE, à part.

J’en étais sûr.

Haut.

Eh bien ! alors... à tout à l’heure, mademoiselle...

Il sort par le fond.

LISE TAVERNIER, seule dans le clos.

Profitons-en, puisqu’il est là... Après tout, je ne vole personne... j’ai payé pour entrer aux Ursulines... ma dot fait un peu partie de ce trésor. J’ai bien le droit de la reprendre maintenant... Allons...

Elle rentre dans la maison.

 

 

Scène III

 

PALOMBO et GARRAGOUSS, dans le cloître

 

PALOMBO, sortant du bénitier, à demi-voix.

Garragouss !... il s’en va !

GARRAGOUSS.

Qui donc ?

PALOMBO.

L’oume au sac d’escoude !

GARRAGOUSS.

Eh bien ?

PALOMBO.

Il s’en va tout seul avec son sac, chulato !

GARRAGOUSS, comprenant.

Tiens... au fait... c’est une idée...

PALOMBO.

Presto !... presto !...

GARRAGOUSS.

Caracco ! c’est qu’il a l’air taillé ce gaillard-là !... Attends que je prenne ma badine.

Il va chercher dans un coin un anspect (barre de fer).

Et toi ?

PALOMBO, modestement.

Oh ! moi... j’ai toujours mon petit cotello.

Il tire de sa poche un énorme couteau catalan.

Andiamo !

 

 

Scène IV

 

PALOMBO, GARRAGOUSS, MAXIMIN, ROURE, apparaissant par fond du cloître

 

MAXIMIN.

Par ici, mon oncle... Ah ! voilà ces messieurs.

GARRAGOUSS.

Caracco !... mais c’est notre homme !

PALOMBO.

Corpo !...

Les deux Bandits s’arrêtent stupéfaits, leurs armes à la main.

MAXIMIN.

Mon oncle, permettez-moi de vous présenter deux de mes bons amis dont je vous ai déjà parlé, il signor Palombo, Palermitain naïf et de mœurs paisibles, une vraie colombe, comme son nom l’indique ;

Palombo s’incline et referme son coutelas d’un air distrait.

et son illustre compagnon Garragouss, noble seigneur maltais, dont le nez de Polichinelle est connu dans les quatre parties du monde.

Garragouss salue en essayant de dissimuler son anspect.

ROURE.

Il me semble, en effet, avoir rencontré le nez de monsieur quelque part.

MAXIMIN.

Rencontré ! Où donc çà ?

ROURE.

Là, tout à l’heure, de l’autre côté de ce mur, j’ai vu quelque chose de rouge qui luisait au travers des branches.

MAXIMIN.

Comment !... comment !... vous fréquentez donc nos voisines ?

ROURE.

Oui, je suis en affaires avec elles.

MAXIMIN.

Hé ! là-bas, mon oncle... vous savez, je retiens la petite ! J’en suis fou, moi, de cette enfant.

ROURE.

C’est de ton âge, mon garçon. Toutefois, si j’ai un conseil à te donner, ainsi qu’à ces messieurs, c’est de ne pas faire d’imprudence... On commence à prendre l’éveil dans le pays... Tout à l’heure, en venant ici, j’ai rencontré le père Baïonnette, le garde des bois d’en haut qui m’a dit qu’on avait vu rôder autour du couvent des gens de mine suspecte.

GARRAGOUSS, indigné.

De mine suspecte !

PALOMBO.

Oh ! par ézemple !...

ROURE.

Je vous demande pardon, messieurs ; ce sont les propres expressions du garde.

MAXIMIN.

Bah ! tant que la marine ne s’en mêlera pas, ce ne sont pas les forestiers qui nous feront peur... pas vrai, Palombo ? Tenez, mon oncle, demandez à ce garçon-là ce qu’ils ont fait dans son pays à un garde de forêt qui voulait faire le malin.

PALOMBO.

Oh ! pauvre oume !... Nous l’avons pris à quatre, bien doucement ; nous l’avons attaché à un gros chêne, le tête en bas, et enterré jusqu’au cou dans une fourmilière...

À monsieur Roure.

Vous savez ces grosses fourmis rouges, comme il y en a dans la forêt !... Pechero ! Deux jours après, quand nous sommes revenus le voir, toute sa tête était trouée, trouée... on aurait dit une lanterne !

GARRAGOUSS.

Ah ! ah ! ah !... une lanterne !... vieux Palombo, va !... C’est trouvé ça, une lanterne !

MAXIMIN.

Eh bien ! mon oncle, qu’est-ce que vous en dites de l’ami Palombo ?...

Montrant Garragouss.

Et ce n’est encore rien auprès de l’autre !

ROURE, pâle et s’essuyant le front.

Ils sont charmants !...

Bas.

Éloigne ces gens-là. Il faut que je te parle.

MAXIMIN.

Allons, camarades, j’ai quelques comptes de famille à régler avec mon oncle... Si vous voulez faire un petit tour en forêt pendant ce temps-là... Surtout, prenez bien garde au père Baïonnette...

À Garragouss qui lui fait des signes.

Qu’est-ce que tu veux ?

Palombo et Garragouss lui parlent tout bas en lui montrant monsieur Roure. Maximin les pousse dehors et revient vers monsieur Roure.

 

 

Scène IV

 

MAXIMIN, ROURE

 

MAXIMIN.

Savez-vous ce qu’ils me proposaient, ces farceurs-là ?

ROURE.

Parbleu de me faire faire le tour de la fourmilière.

MAXIMIN.

Pas tout à fait, mais presque.

ROURE.

De fiers gredins, que messieurs tes amis !

MAXIMIN.

Dame ! aussi, vous allez voir les demoiselles avec des sacoches pleines d’écus !

ROURE.

Non, vraiment je regrette de te trouver en aussi triste compagnie.

MAXIMIN.

Sapristi ! Comme vous êtes devenu difficile ! Dites donc, papa, c’est donc sérieusement que nous sommes converti ?

ROURE.

Très sérieusement... Et si tu veux, je peux te montrer ce qui a opéré ma conversion...

Tirant un paroissien de sa poche.

Tu vois ça ! Sais-tu ce que c’est ?

MAXIMIN.

Un livre de messe, parbleu !

ROURE.

Tu n’y es pas, mon fils. C’est le Code Pénal... Tu ne l’as jamais lu, je suis sûr, ce livre-là ; moi, depuis dix ans, je n’en lis pas d’autre Seulement, comme je suis devenu dévot et que je suis toujours fourré dans les églises, le commerce, tu comprends, j’ai fait dorer mon code sur tranches et je l’emporte aux offices comme un paroissien.

MAXIMIN, riant.

Ah ! ah ! le paroissien de monsieur Roure... Voyons.

ROURE.

Un fameux livre ! va, et qui vous en dit long sans beaucoup de phrases. Si je l’avais eu quand j’étais jeune... Enfin, ce qui est fait est fait... En ce temps-là je péchais par ignorance, maintenant je connais mon affaire, et je les défie bien de me repincer.

MAXIMIN, feuilletant le livre.

C’est dans votre paroissien que vous avez appris tout ça ?

ROURE.

Oui, mon garçon, c’est là que j’ai appris ce qu’on avait oublié de m’apprendre, c’est-à-dire à connaître les lois de mon pays et la manière de s’en servir, à distinguer le bien du mal, le permis du défendu, quelquefois il n’y a qu’un cheveu qui sépare les deux choses ; pour tout dire en un mot, ce livre-là, c’est ma conscience... Je n’en ai pas d’autre, et quand il ne me reproche rien, je mange tranquille et je dors sans remords.

MAXIMIN.

Dormez bien, mon oncle... Canaille pour canaille, j’aime encore mieux l’être à ma manière, ce n’est pas si fatigant.

ROURE, ramassant son livre.

Tu as tort... voyons, mets-toi là et parlons raison. Où penses-tu que cela peut te conduire, la vie que tu mènes maintenant ?... Te voilà associé à deux sacripants qui ne demandent que plaies et bosses... Pour le moment, c’est bon, on couche sur une meule à la belle étoile, on boit du vin volé. Maraude par ici, ripaille par là... tout ça va bien... oui, mais prends garde, un de ces jours vous ferez une farce un peu trop lourde et tu en auras pour tes vingt ans, sans savoir seulement d’où ça t’arrive. Remarque bien, mon cher enfant, que ce que je t’en dis est dans ton intérêt. Si je suis ici en ce moment, ce qui n’est guère la place d’un fournisseur de l’évêché, c’est parce que tu es mon neveu et que je t’ai gardé de l’affection.

MAXIMIN.

Farceur !

ROURE.

Dame ! Je n’avais qu’à te dénoncer à la marine et à t’envoyer une demi-douzaine de gendarmes à ma place.

MAXIMIN.

Allons donc ! Vous savez bien que si vous m’aviez joué ce tour-là je vous en aurais joué un autre... Dans deux jours toute la ville aurait connu l’histoire de monsieur Roure, et vous auriez été obligé de fermer boutique. Vous êtes un malin, mon oncle, mais comme vous dites, je suis votre neveu.

ROURE.

Eh bien ! si tu es mon neveu ouvre l’œil et regarde-moi... J’ai une affaire superbe à te proposer. Il y a de l’autre côté de ce mur une vieille fille...

MAXIMIN.

Je la connais.

ROURE.

Tu connais son histoire aussi ?

MAXIMIN.

Une ancienne Ursuline... Parfaitement.

ROURE.

Et ceci ! Est-ce que tu le connais ?

Il tire une des burettes.

MAXIMIN.

Quès aco ?

ROURE.

De l’or, garçon, et du bel or... De ces bijoux-là qui lui viennent de son ancien couvent, je suis sûr qu’elle en a... qui sait ?... pour des millions peut-être !

MAXIMIN.

Des millions ?

ROURE.

Seulement elle les cache... et le diable serait de savoir où.

MAXIMIN.

Bah ! nous connaissons le moyen de faire parler les gens.

ROURE.

Non ! non ! pas de violence.

MAXIMIN.

Ah oui, j’oubliais... le paroissien.

ROURE.

D’abord !... sans compter que la fille est têtue comme sa mule, et si elle ne veut pas parler, même les fourmis rouges de ton ami Palombo ne lui desserreraient pas les dents.

MAXIMIN.

Alors ?

ROURE.

Alors, j’ai trouvé un moyen plus commode et plus sûr pour avoir le secret de la demoiselle... ce serait de l’épouser.

MAXIMIN.

L’épouser !

ROURE.

Mon Dieu ! oui. Cette fille-là cherche un mari depuis vingt ans... Elle n’a jamais pu en trouver, ils sont si naïfs dans la campagne !... Mais, tu penses, quelle aubaine pour un gaillard intelligent !... On n’a pas de secrets pour son mari. Du reste, la demoiselle ne s’en cache pas, et tout à l’heure encore elle me disait que l’homme dont elle prendrait le nom, elle se chargerait de lui faire un cadeau de noces comme les princes ne s’en font pas entre eux. J’ai tout de suite pensé à toi.

MAXIMIN, alléché.

Hé ! hé !

ROURE.

Moi, tu comprends, j’ai passé l’âge où l’on plait à ces Catherines.

MAXIMIN.

Et puis... et puis, il y a madame Roure.

ROURE.

Comme tu dis, il y a madame Roure, et je crois même qu’elle y sera longtemps. Ces petites femmes à santé délicate, ça dure... Ça dure. Toi, au contraire, tu es libre, jeune, bien roulé. Si seulement tu voulais être un peu raisonnable !

MAXIMIN.

Ah ça ! et vous, mon oncle ?

ROURE.

Moi ?

MAXIMIN.

Dame ! oui...En admettant que je fasse l’affaire, je ne vois rien pour vous au milieu de tout cela, et, ma foi ! je vous avoue que cela m’inquiète un peu.

ROURE.

N’aie pas peur, je ne m’oublie pas... J’ai ma petite place, moi aussi, dans la combinaison. Tu comprends que ces ustensiles-là, il s’agit de les monnayer et de les écouler doucettement, sans que personne y mette le nez... C’est ce que nous appelons une liquidation clandestine, et comme je m’en chargerai, naturellement nous partagerons... Une, deux, trois, ça te va-t-il ?

MAXIMIN.

Ma foi ! je ne dis pas non... Mais comment nous y prendrons-nous pour m’introduire dans la place ?

ROURE.

C’est mon affaire... Seulement, je te préviens, il ne faut pas que tes deux sacripants soient de la partie. Ils seraient capables de tout gâter.

MAXIMIN.

Bon !... Je me débarrasserai d’eux quand je le voudrai.

ROURE.

Eh bien ! alors, en avant... Je vais retrouver la fille, préparer ton entrée... Ce mur donne dans la cour, n’est-ce pas ? Bien. Embusque-toi là... tends l’oreille... et quand j’appellerai, arrive, l’affaire sera dans le sac... Ensuite, le reste te regarde... À propos, voyons, tourne-toi !

Le regardant des pieds à la tête.

Est-ce que tu n’as pas d’autres... ?

MAXIMIN, se regardant piteusement.

C’est vrai, la garde-robe n’est pas riche... Pourtant, il doit y avoir par là-bas, dans quelque coin, un vêtement... Tout juste... C’est Palombo qui l’a trouvé l’autre jour sous un olivier...

Quittant sa vareuse déguenillée.

Vous pouvez marcher, mon oncle, votre neveu vous fera honneur.

M. Roure sort.

 

 

Scène V

 

MAXIMIN, seul

 

En voilà une aventure... À moins que ce maître coquin n’ait voulu me jouer un tour... Pourtant, il y avait dans ses yeux quelque chose qui ne mentait pas quand il a dit : « Nous partagerons ! » Après tout, qu’est-ce que je risque ? Une fois dans la place, je verrai bien... Sans compter que si la vieille m’ennuie trop, j’aurai la jeune pour me désennuyer... Là, maintenant, un coup de peigne.

Il passe ses doigts dans ses cheveux, puis endosse sa blouse.

Je dois avoir l’air d’un millionnaire là-dedans... Allez, hop !... en position...

Il grimpe sur le mur et se couche dessus.

 

 

Scène VI

 

MAXIMIN, sur le mur, LISE TAVERNIER, dans le clos, sortant de la maison

 

MAXIMIN.

Ah ! voilà ma promise... Cré coquin ! si celle-là se ruine, ce ne sera pas toujours en falbalas.

LISE TAVERNIER, très pâle, effarée.

Oh ! que j’ai eu peur !... Cette porte de fer qui se refermait sur moi lentement... Je n’ai eu que le temps de bondir... Enterrée vive !... C’est horrible... Quel avertissement du ciel !... Non ! non ! plus jamais... plus jamais.

On sonne à la porte du clos deux petits coups très discrets. Lise va ouvrir.

MAXIMIN.

Ça, c’est mon oncle... ça lui ressemble, ce coup de sonnette.

 

 

Scène VII

 

MAXIMIN, LISE TAVERNIER, ROURE

 

ROURE.

Eh bien ?

LISE TAVERNIER.

Rien encore.

ROURE.

Ah !

LISE TAVERNIER.

La personne était sortie.

ROURE.

Vraiment ? Tant pis... Enfin, ce sera pour une autre fois... Ah ! mon Dieu ! chère demoiselle, que vous est-il arrivé ? Comme vous tremblez ! comme vous êtes pâle !

LISE TAVERNIER.

Oh ! rien... une petite émotion... j’ai eu peur... un enfantillage.

ROURE.

Le fait est que ce désert, ces ruines, tout cela n’a rien de bien rassurant. En vérité, mademoiselle, toutes les femmes, et même bien des hommes de ma connaissance ne consentiraient pas à vivre dans un isolement pareil... sans aucune défense contre les malfaiteurs.

LISE TAVERNIER.

Les malfaiteurs ? Qu’est-ce qu’ils viendraient faire chez une malheureuse paysanne ?

ROURE.

Pourtant, quand vous avez en dépôt des bijoux de ce genre...

Montrant l’anse d’une burette.

LISE TAVERNIER.

Oh ! ils ne font que passer ici...

ROURE.

C’est égal, croyez-moi, deux femmes seules, surtout aux environs de Toulon... À votre place j’aimerais mieux avoir chez, moi un homme.

LISE TAVERNIER, le regardant.

Un homme ?

ROURE.

Oui, enfin... quelqu’un qui... quelqu’un de sûr pour... Au fait non ! Ce n’est pas comme cela qu’il faut s’y prendre avec une personne telle que vous. Je préfère vous parler sincèrement, à cœur ouvert, comme il convient à un homme de mon caractère... Voici, mademoiselle. J’ai pour neveu un aimable garçon de vingt-six ans qui s’est engagé dans la marine... Il était appelé au plus brillant avenir, mais sa mauvaise tête a tout perdu... Après une altercation avec un de ses chefs, il a été condamné à quelques jours de fers, et plutôt que de se soumettre à une punition qui lui paraissait injuste, il a mieux aimé déserter et venir me demander asile. Ma position dans la ville, les connaissances que j’y ai, les relations dont je jouis, tout me fait espérer que j’obtiendrai la grâce de mon étourneau. Seulement l’essentiel serait de le soustraire pendant quelque temps aux recherches de la police ; parce qu’une fois instruction commencée, il faudrait coûte que coûte passer devant un conseil de guerre... Le garder à Toulon, c’est impossible. J’avais songé à lui louer une petite chambre dans le village des Clastres, mais ces paysans sont si curieux, si méchants, leur conduite avec vous le prouve bien, mademoiselle... Cette idée m’est venue, tout à l’heure en voyant votre charmante retraite, que Maximin serait ici à l’abri de toute poursuite, et que peut-être vous consentiriez à lui donner asile dans votre maison, seulement pour quelques jours.

LISE TAVERNIER.

Oh ! monsieur, la maison est si petite.

ROURE.

Bast ! un coin n’importe où, n’importe comment.

LISE TAVERNIER.

Puis, je ne suis pas riche.

ROURE.

Bien entendu que l’enfant ne serait pas à votre charge. Et comme nous voici en relations d’affaire pour longtemps, j’ose l’espérer... Allons, mademoiselle, un bon mouvement ; vous pouvez, sans qu’il vous en coûte, sauver l’honneur d’une famille... Oh ! tenez, je suis sûr que si vous voyiez mon Maximin... il a une figure si loyale, si ouverte, sa jeunesse et sa bonne grâce auraient raison de vos scrupules. Voulezvous le voir, dites ? Voulez-vous que je l’appelle ?

LISE TAVERNIER.

Où est-il donc ?

MAXIMIN, dégringolant de son mur par les branches du figuier.

À vos pieds, mademoiselle, attendant avec confiance que vous disposiez de son sort.

ROURE, à part.

Pas mal !

MAXIMIN.

L’entrée est cavalière, mais pardonnez-moi. J’étais dans le cloître à attendre... mon oncle vous a dit ce que j’attendais... Des gendarmes passaient sur la route... j’ai eu peur ; en deux sauts j’ai franchi la muraille et je tombe à vos genoux. Si j’ai eu tort, faites un signe et je me retire immédiatement.

LISE TAVERNIER, qui a baissé les yeux pendant qu’il parlait.

Vraiment, messieurs, je...

On sonne violemment à la porte du fond.

Ah !

MAXIMIN.

Diable !

ROURE, à part.

C’était donc vrai ?

Coups de sonnette redoublés. À Maximin.

Que fais-tu ?

MAXIMIN.

Je me sauve, parbleu !

Il va vers le figuier.

ROURE.

Mais ils vont te voir sur ce mur.

LISE TAVERNIER, le retenant et le poussant vers la maison.

Non ! non ! entrez là... Je réponds de tout.

MAXIMIN, au seuil de la porte une main sur le cœur.

Ô mademoiselle.

Il entre.

ROURE, à part.

C’est fait.

LISE TAVERNIER, ouvrant le judas du fond.

Qu’est-ce que vous voulez ?

MAZAN, du dehors.

Pardon, ma sœur... c’est-à-dire non... mada... non, mademoiselle... Monsieur Roure ?... Est-ce que monsieur Roure n’est pas là ?

ROURE, à Lise.

Vous pouvez ouvrir... C’est mon commis.

 

 

Scène VIII

 

MAXIMIN, LISE TAVERNIER, ROURE, MAZAN

 

MAZAN, entrant comme un fou.

Monsieur Roure !... Monsieur Roure !...

ROURE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MAZAN.

Ah ! patron, venez vite... un grand malheur ! Madame Roure va mourir.

ROURE.

Mourir !...

MAZAN.

Ça lui a pris comme un coup de foudre !... Patapouf ! raide au milieu de la boutique. Vite, vite, dépêchons nous ! J’ai bien peur que nous arrivions trop tard.

ROURE, larmoyant.

Ah ! mon Dieu ! ma pauvre femme !

MAZAN, à part.

Si je pouvais savoir où est Cardeline.

En levant les yeux, il aperçoit sur le mur la face effrontée de Garragouss.

Allons bon ! l’homme au grand nez !... Je le verrai donc partout !

ROURE, essuyant ses yeux.

Je vous demande bien pardon, mademoiselle.

Il se lève.

LISE TAVERNIER.

Faites, faites, monsieur.

ROURE, bas avec rage.

Je me suis trop pressé.

 

 

ACTE III

 

 

Premier Tableau

 

Aux Clastres. Chez Lise Tavernier. Chambre monacale, murs blanchis à la chaux. Au fond, un petit lit en fer et une grande armoire à ferrures anciennes. À gauche, contre le mur, un vieux miroir encadré de perse à ramage toute passée. Porte à gauche. À droite, trois vieilles marches en pierre menant à un fruitier. Table à ouvrage, Grand fauteuil de bois surmonté d’une croix cassée.

 

 

Scène première

 

LISE TAVERNIER, puis CARDELINE

 

Lise, debout devant son miroir non plus vêtue sordidement comme aux premiers actes, mais nippée et endimanchée comme une fermière cossue, essayant un bonnet à fleurs.

LISE TAVERNIER.

Ce n’est pas encore cela... Comment font-elles donc, les autres ? Moi, j’ai beau y passer des heures, tout ce que je me mets sur la tête à l’air d’une coiffe d’Ursuline.

Avec rage.

Défroquée, va !

Elle arrache son bonnet, ses cheveux se déroulent sur ses épaules ; appelant.

Cardeline ! où es-tu ?

CARDELINE, passant la tête.

Dans le fruitier, cousine : je suis en train de remplir le panier.

LISE TAVERNIER.

Viens ici... tu finiras tout à l’heure.

Brusquement.

Regarde-moi, Voyons ? comment fais-tu pour te coiffer comme ça ? Qui t’a appris ?

CARDELINE, effrayée.

Mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai donc ? C’est peut-être mon peigne qui est tombé.

LISE TAVERNIER.

Mais non... mais non... ne touche pas... Tu vas te mettre là, et me-coiffer comme toi tout de suite.

CARDELINE.

Ce n’est pas difficile, ma cousine.

Commençant à l’arranger.

Oh ! comme vous avez des cheveux ! je ne l’aurais jamais cru...

LISE TAVERNIER.

C’est d’être restée si longtemps la tête rase... Fais cinq ans de cloître comme j’ai fait, tu en auras autant.

MAXIMIN, au dehors.

Est-ce qu’on peut entrer ?

LISE TAVERNIER.

Non... pas encore.

À Cardeline.

Dépêche-toi.

CARDELINE.

Là ! Je n’ai plus que le bonnet à mettre... oh ! pas sur le front, vous cachez tout mon ouvrage... Regardez-vous, cousine, c’est tout à fait comme moi.

LISE TAVERNIER, se regardant.

Tout à fait, tu crois ?...

Avec colère.

C’est bon ! va finir ce que tu faisais.

 

 

Scène II

 

LISE TAVERNIER, MAXIMIN

 

LISE TAVERNIER, devant sa glace, elle se regarde un moment sans rien dire, puis avec amertume.

Ah ! folle ! folle !...

MAXIMIN, entrant.

Oh ! oh ! ma fiancée, j’espère...

LISE TAVERNIER.

Vous ne me trouvez pas trop laide comme ça ?

MAXIMIN.

Trop laide !... Merci, on dirait la femme d’un amiral.

LISE TAVERNIER.

Alors vous n’aurez pas honte de sortir avec moi ?

MAXIMIN.

Ah ! nous sortons ? c’est décidé.

LISE TAVERNIER.

Ça vous ennuie ?

MAXIMIN.

Non... seulement je trouve que ce n’est pas très prudent... Depuis la mort de madame Roure, nous n’avons pas eu de nouvelles de mon oncle... Il faut croire qu’il n’y a rien de nouveau pour moi à la marine, et que je suis toujours porté comme déserteur...

LISE TAVERNIER.

Bah ! d’ici jusqu’aux Uzelles, il n’y a pas de risques qu’on nous rencontre, surtout en passant par la forêt... Pensez donc, mon pauvre enfant, depuis dix jours que vous êtes enfermé, cela vous fera du bien de prendre un peu l’air... Puis voulez-vous que je vous dise, moi ? je n’ai jamais donné le bras à un homme, j ai toujours marché toute seule... Il faut pourtant que j’apprenne, avant d’être votre femme... Je ne veux pas avoir l’air gauche, quand nous passerons dans le pays... Voyons, venez ici... C’est qu’il y a plusieurs façons de donner le bras à son mari. J’ai regardé ça souvent... Il y en a qui s’appuient dessus à deux mains, qui se suspendent, qui se font traîner ; d’autres, au contraire, serrent le bras qu’elles tiennent en ayant l’air de dire : « Essayez donc devenir me le prendre ! » C’est ainsi que je ferai, moi.

Lui étreignant le bras.

Essayez donc de... Ah ! je l’aime trop, je suis folle. Et lui, m’aime-t-il ?

MAXIMIN, distrait.

Toujours.

LISE TAVERNIER.

Bien vrai ? Vous ne regrettez pas de vous marier avec moi ? vous auriez pu pourtant en prendre une plus jeune, plus belle...

MAXIMIN.

Bah ! dix ans de plus, dix ans de moins...

À part.

Il n’y a que pour les chevaux que l’âge compte.

LISE TAVERNIER, le contemplant.

Dire que ça va être à moi, ce beau mari-là ! Elles vont toutes en mourir de rage... C’est ce que je pouvais trouver de mieux pour me venger. Du reste, à quoi bon se venger maintenant ? Elles m’ont fait bien du mal depuis vingt ans ; mais je ne leur en veux plus. Toute ma haine est tombée... Il n’y a plus que de l’amour là-dedans... C’est bon d’aimer, n’est-ce pas ?

MAXIMIN.

Je crois bien ! Dites donc, ma petite Lise, j’espère bien que vous n’allez pas emporter toute cette ferraille avec vous ?

LISE TAVERNIER.

Quelle ferraille ? mes clefs ? elles ne m’ont pas quittée depuis vingt ans.

MAXIMIN, souriant.

Bah ! c’est donc bien précieux ce qu’il y a dans les armoires ici ?

LISE TAVERNIER.

Vous savez ce que je vous ai dit... Nous causerons de cela le jour de notre mariage.

MAXIMIN.

Pas avant ?

LISE TAVERNIER.

Non !

MAXIMIN.

Moi qui suis si curieux !

LISE TAVERNIER, riant.

Non... non... non... non...

MAXIMIN.

Ô ma petite Lise, je vous en prie.

LISE TAVERNIER, lui montrant Cardeline qui entre.

Chut !

 

 

Scène III

 

LISE TAVERNIER, MAXIMIN, CARDELINE

 

CARDELINE, entrant avec un panier.

Voilà qui est fait, cousine, j’ai mis tout ce que vous m’avez dit... des anchois, des figues, des citrons doux.

LISE TAVERNIER.

Et le vin cuit ?

CARDELINE.

Tout au fond avec la pastèque.

MAXIMIN, s’approchant de Cardeline.

En voilà des provisions... Pour qui donc... tout cela, ma belle enfant ?

LISE TAVERNIER.

Mais pour nous, voyons... Nous déjeunerons aux Uzelles... On y est bien, il y a de l’ombre, de l’eau vive... Oh ! la bonne journée que nous allons passer. Vite, partons.

MAXIMIN, montrant Cardeline.

Et la petite ? Est-ce que nous ne l’emmenons pas ?

LISE TAVERNIER, le regardant fixement.

L’emmener ?... Pour quoi faire ?...

MAXIMIN.

Pour rien... pour porter le panier.

LISE TAVERNIER.

Donne... donne... moi je m’en charge... Cardeline a de l’ouvrage ; il faut qu’elle reste à la maison.

Bas.

Vous n’aimez donc pas mieux être nous deux !

MAXIMIN.

Oh ! si ! Allons, en route.

LISE TAVERNIER, à Cardeline.

Surtout, ne bouge pas d’ici.

CARDELINE.

Oh ! n’ayez pas peur, ma cousine.

MAXIMIN, bas à Cardeline.

À revoir, mignonne... Ne vous ennuyez pas trop...

LISE TAVERNIER, sur la porte.

Eh bien !

MAXIMIN.

J’y suis.

 

 

Scène IV

 

CARDELINE, seule

 

Pas de danger que je m’ennuie... C’est mon jour d’écrire à Mazan, et je vais m’y mettre tout de suite, pour rester plus longtemps avec lui.

Regardant par la fenêtre.

Ils sont partis... Allons !

Elle prépare sur la table du papier et de l’encre.

Tout de même, c’est drôle ! Ce monsieur Maximin... il a des façons de vous regarder... de vous chercher jusqu’au fond des yeux... Ça me gêne... je ne sais plus que dire quand il est là... Et pourtant je ne peux pas lui en vouloir. Depuis son arrivée dans la maison, toutes mes misères ont fini comme par miracle. La sœur me parle doucement... elle ne me bat plus... Jusqu’à la mule qui se laisse approcher sans ruade... Pour peu que ça continue, Mazan pourra venir me voir... Écrivons-lui toujours en attendant... « Mon bel ami, je profite d’un moment que je suis seule pour t’écrire un mot d’amitié et te remercier de ta belle bague de l’autre jour... » Pauvre Mazan, bien sûr que ça a dû lui coûter gros, un bijou comme celui-là... Et dire que je suis obligée de la cacher, de la porter à mon cou comme une médaille, moi qui serais si fière...

Elle embrasse sa bague avec passion, la remet dans son corsage et reprend la plume frénétiquement.

« Oh ! quand donc serai-je ta femme, mon petit Ma... ? »

 

 

Scène V

 

CARDELINE, ROURE

 

Roure, vêtu de noir, crêpe au chapeau, mouchoir blanc à la main, voix dolente, figure désolée.

ROURE, passant la tête.

Personne !

CARDELINE.

Ah !

ROURE.

Tiens voilà mademoiselle Cardeline... Dieu vous bénisse, ma chère enfant.

CARDELINE, saisie.

Bon... jour, mon... monsieur.

Elle serre sa lettre dans la table.

ROURE, avec un soupir.

Je vous demande bien pardon de m’être présenté ainsi, mais la porte du clos était ouverte.

CARDELINE.

C’est ma cousine en s’en allant, bien sûr.

ROURE.

Ah ! mademoiselle Lise est sortie ?

CARDELINE.

Elle vient de partir, il n’y a pas cinq minutes, avec monsieur Maximin...

ROURE.

Vraiment ? avec monsieur Maximin ?...

CARDELINE.

Oui. Ils sont allés déjeuner aux Uzelles... Mais si vous voulez, je peux courir après. Ils ne doivent pas être bien loin.

ROURE.

Ma foi mon enfant, vous me rendrez un grand service... Dans l’état de faiblesse où je suis,

Il s’assied devant la table et pose son chapeau dessus.

il m’en coûterait d’avoir fait un voyage inutile.

CARDELINE.

Oh ! je suis sûre de les rattraper...

Elle fait un pas vers la porte, puis se ravisant, bas.

Ah ! mon Dieu, et ma lettre !

Elle revient à la table.

ROURE, s’appuyant nonchalamment sur la table.

Vous cherchez quelque chose ?

CARDELINE.

Non... rien.

À part.

Je la reprendrai tout à l’heure.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ROURE, seul

 

Qu’est-ce qu’elle écrivait donc de si mystérieux quand je suis entré ?

Il ouvre la table et prend la lettre.

Une lettre d’amour, naturellement. « Mon bel ami, je profite d’un moment que je suis seule... » Laissez-les donc seules une minute, ces innocentes-là... « Pour t’écrire un mot d’amitié et te... » Je parie que je sais à qui elle écrit ça... Tout juste... « Mon petit Ma... » Je lui ai coupé son Maximin en deux. Ah ! mon gaillard... il n’a pas perdu de temps... Avec celle-là, il en est déjà aux billets... doux, aux cadeaux... avec l’autre, aux parties fines, aux dîners sur l’herbe... C’est qu’elle est dans le cas de s’en être sérieusement amourachée, cette folle... Ah ! toute cette affaire a été bien mal menée. C’est la faute de madame Roure... Elle serait morte deux jours plus tôt, tout s’arrangeait... Au lieu d’introduire ici ce joli galérien, je m’en serais débarrassé avec quelques piastres... Maintenant, c’est moi qui épouserais, et je n’aurais pas à partager le magot... Enfin, il faut voir. Le contrat n’est pas encore signé. Il y aurait peut-être moyen, avec un peu d’adresse. Au fait, j’ai envie de prendre cette lettre... On ne sait pas... Cela pourra peut-être me servir

Ricanant.

comme document diplomatique.

 

 

Scène VII

 

ROURE, LISE TAVERNIER, MAXIMIN, CARDELINE

 

MAXIMIN.

Enfin !... le voilà donc, cet oncle !...

ROURE, reprenant sa voix mourante et son mouchoir sur les yeux.

Ah ! mon ami... mon ami... quel affreux malheur !...

MAXIMIN.

Tiens ! au fait, c’est vrai... Nous ne nous sommes pas vus depuis l’accident.

ROURE.

Ç’a été un coup terrible.

À Lise.

Votre serviteur, mademoiselle.

LISE TAVERNIER.

Mon pauvre monsieur Roure !

ROURE.

Nous qui nous aimions tant, qui vivions si bien unis... Tenez, deux jours avant de mourir, la chère créature me le disait encore : « Vois-tu, monsieur Roure, il n’y en a pas deux comme toi pour rendre une femme heureuse. »

CARDELINE, s’essuyant les yeux avec son tablier.

Ça crève le cœur d’entendre de ces choses-là !

MAXIMIN, à part.

Vieux lascar !

Haut.

Allons, mon oncle, du courage !

ROURE.

Oui, oui, tu as raison, je n’ai pas le droit de vous apporter mes tristesses. On a l’air si heureux dans cette maison... Non c’est vrai, je vous trouve à tous deux une mine de gaieté, de jeunesse.

MAXIMIN.

Dame on ne languit pas ici...

ROURE.

Vous m’en voulez, je suis sûr, d’avoir interrompu votre tête-à-tête... C’est que, voyez-vous, j’avais besoin d’épancher mon cœur ; j’ai tant des choses à vous dire.

MAXIMIN.

Et nous aussi, nous en avons à vous dire... pas vrai, Lise ?...

ROURE, sourire fin.

Ah ! ah ! vraiment ! est-ce que... ?

LISE TAVERNIER, montrant Cardeline.

Nous causerons de ça tout à l’heure.

Ils rient tous les trois en se regardant.

CARDELINE, ouvrant le tiroir de la table, bas.

Miséricorde !... Ma lettre n’y est plus.

LISE TAVERNIER, à Cardeline.

Allons, petite, vite le couvert...

À monsieur Roure.

Vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas ?

ROURE, résigné.

Je veux bien, mon Dieu !

CARDELINE, pâle et tremblante, devant la table.

Je suis perdue...

LISE TAVERNIER.

Vivement, voyons... Eh bien ! qu’est-ce que tu as ?

CARDELINE.

Oh ! ce n’est rien... ça va passer.

ROURE, bien naïvement.

Est-ce que vous êtes malade, mon enfant ?...

MAXIMIN.

Mais oui... Voyez donc comme elle est pâle... Si on lui donnait...

LISE TAVERNIER, avec colère.

Laissez... laissez... je m’en charge... Arrive.

CARDELINE.

Oui, ma cousine.

Lise l’emmène brutalement.

 

 

Scène VIII

 

ROURE, MAXIMIN

 

ROURE.

Eh bien ?

MAXIMIN.

Eh bien ?

ROURE.

Il me paraît que nous sommes au mieux avec cette bonne demoiselle Lise.

MAXIMIN.

Ma foi, oui... La vieille est empaumée. Tout à l’heure, au dessert, nous allons vous demander votre bénédiction.

ROURE, avec effusion.

De tout mon cœur, mes enfants... Et la petite, qu’est-ce que tu en fais ?

MAXIMIN.

Rien pour le quart d’heure... J’ai remis ça après la noce... Lise est trop jalouse.

ROURE, avec intérêt.

Vraiment, elle est jalouse ?

MAXIMIN.

Vous n’avez donc pas vu la paire d’yeux qu’elle m’a faite quand je me suis approché de l’enfant.

ROURE.

Est-ce qu’elle se doute de quelque chose ?

MAXIMIN.

Non... C’est sa nature comme ça... toujours l’ancienne tourière du couvent, hargneuse, méchante, l’œil à son judas... Ah ! ce n’est pas régalant, la vie que je mène, allez !... Heureusement que j’ai déniché quelques bouteilles de Frontignan que nous buvons la nuit dans le cloître avec les camarades.

ROURE.

Ah ! tu continues à fréquenter ces messieurs ?

MAXIMIN.

Je crois bien, je serais mort d’ennui sans eux.

ROURE.

Ah ça ! dis donc, et le... cadeau de noce, tu ne m’en parles pas.

MAXIMIN.

Ma foi, là-dessus, je n’en sais pas plus long que vous.

ROURE.

Cachottier !

MAXIMIN.

Non ! parole...

ROURE.

Comment ! tu voudrais me faire croire qu’au point où vous en êtes...

MAXIMIN.

C’est comme ça... Tout ce que j’ai pu en tirer, c’est qu’une fois marié je serai très riche.

ROURE.

Oui... oui... toujours la même histoire. Mais toi, voyons, est ce que tu n’as rien découvert ?...

MAXIMIN.

Rien... J’ai pourtant regardé, cherché, fouillé partout... Comme je vous dis, quelques paniers de vieux vin et des flacons d’élixir que fabriquaient les Ursulines... Il faut croire que le reste est terré dans quelque coin de caveau... Elle a justement sur elle un tas de grosses clefs ; mais de ce côté-là encore, il n’y a rien à espérer, à moins de les lui prendre de force.

ROURE.

Oh ! non, certes... C’est égal ! ça m’ennuie ce que tu me dis là !

MAXIMIN.

Pourquoi ?... Ce n’est qu’une affaire de patience... Dès que je serai marié...

ROURE.

Sûrement... sûrement... mais dans ton intérêt, je n’aurais pas été fâché d’avoir une certitude.

MAXIMIN.

Comment, une certitude ?

ROURE.

En tous cas, tu es toujours sûr d’avoir quelques pieds de vigne, un peu d’élixir, et une brave femme qui n’est pas trop mal conservée pour son âge...

MAXIMIN.

Eh ! là-bas... mon oncle... pas de farces.

ROURE, à part.

Ça mord...

Haut

Non, vraiment, je t’assure... Elle m’a étonné. La passion l’embellit. Elle n’est plus la même.

MAXIMIN, lui prenant le bras.

Parlons sérieusement, papa Roure. Pour me faire entrer ici, vous m’avez dit que cette femme...

ROURE.

Je t’ai dit... je t’ai dit ce que je croyais et que j’avais quelque raison de croire... Seulement...

MAXIMIN.

Seulement ?

ROURE.

Comme depuis les fameuses burettes je n’ai plus entendu parler de rien et que de ton côté tu n’as rien appris de positif, je commence à craindre que nous ayons à faire à quelque forte rouée qui se sert de cette histoire de trésor comme d’une amorce à maris...

MAXIMIN.

Tonnerre !... Si je savais ça...

ROURE.

Minute... ne nous enlevons pas... Il faut voir encore... Tâche de me laisser seul avec elle un moment, je saurai vite à quoi m’en tenir... Si elle a autre chose que des burettes, il faudra bien que cela sorte.

Tapant sur son gousset.

Chut ! Elle vient... Laisse-nous...

Très haut.

Tu regarderas, en descendant, si on a donné de l’avoine à ma bête...

 

 

Scène IX

 

LISE TAVERNIER, MAXIMIN, ROURE

 

LISE TAVERNIER, entendant les derniers mots.

J’en viens... j’ai regardé. Elle a tout ce qu’il faut.

À Maximin qui va vers la porte.

Où allez-vous ?

MAXIMIN, d’un air sombre.

Je sors.

LISE TAVERNIER.

Mais on va se mettre à table !

MAXIMIN.

Je n’ai pas faim...

Il sort.

LISE TAVERNIER, stupéfaite.

Qu’est ce qu’il a donc ?

ROURE.

Chut !...

Il va écouter si Maximin est descendu, puis revient vers Lise.

Un mot, avant tout. Avez-vous vu... la personne ? Y a-t-il quelque chose pour moi ?

LISE TAVERNIER.

Oui... je comptais aller vous trouver demain pour un objet d’une grande valeur... La personne est très pressée... je l’ai là, voulez-vous que je vous le montre ?...

ROURE.

Non... non, pas ici... pas maintenant. Il ne faut pas que Maximin se doute. Vous ne le lui avez pas fait voir, au moins ?...

LISE TAVERNIER.

Non... pourquoi ?

ROURE.

Parce que j’ai introduit un coquin chez vous, mademoiselle... Il m’en coûte de vous faire cet aveu, mais le devoir avant tout. Ce que je viens d’apprendre sur Maximin m’épouvante... Je n’ai qu’une chose à vous dire, méfiez-vous !

LISE TAVERNIER.

Qu’avez-vous donc appris ?

ROURE.

Des horreurs !... Figurez-vous que, depuis que ce misérable a pénétré chez vous, il y a dans le cloître, de l’autre côté du mur j’en ai froid rien que d’y penser deux forbans de la pire espèce, déserteurs, voleurs, mieux que cela peut-être, que le drôle nourrit à vos dépens.

LISE TAVERNIER.

Vraiment !...

ROURE, baissant la voix.

La nuit, pendant que vous dormez, votre vin saute par-dessus la muraille...

LISE TAVERNIER, riant.

Ah ! le bandit !... C’est donc ça que mon frontignan diminue...

ROURE.

Vous riez ?

LISE TAVERNIER.

Qu’est-ce que vous voulez ? Il s’amuse, cet enfant ; c’est de son âge...

ROURE, vexé.

Ah ! du moment que vous le prenez ainsi, je n’ai plus rien à dire... je n’ai plus rien à dire... seulement s’il vous arrive quelque chose...

LISE TAVERNIER.

Que peut-il m’arriver ?

ROURE.

Mais comprenez donc, malheureuse femme, que ces sacripants sont capables de tout, et

Baissant la voix.

qu’avec des objets précieux comme vous en avez chez vous quelquefois, vous n’êtes pas en sûreté dans ce voisinage.

LISE TAVERNIER.

Comment ! vous croyez que Maximin... Au fait, pourquoi me dites-vous tout ça, vous ?

ROUPE.

Parce que je veux vous ouvrir les yeux, parce que vous êtes aveugle, parce que vous êtes folle, parce que vous l’aimez...

LISE TAVERNIER.

Oui, je l’aime ; et c’est un grand bonheur pour moi de l’aimer. J’avais tant haï dans ma vie,

Avec un soupir de bien-être.

ça me repose !

ROURE.

Mais lui ne vous aime pas...

LISE TAVERNIER.

Pourquoi m’épouse-t-il, alors ? Car nous allons nous marier... le savez-vous ?

ROURE.

Pardieu si je le sais... vous tambourinez partout que celui qui vous épousera sera riche à millions.

Avec intention.

C’est ce qui l’a tenté, cet enfant ; mais gare après la noce !

LISE TAVERNIER.

Ce n’est pas vrai ! vous mentez ! Il m’aime... Puisque je vous dis qu’il m’aime...

ROURE.

Ce qui ne l’empêche pas d’en aimer une autre, pas bien loin d’ici, et de lui faire la cour à la barbe de votre bonnet.

LISE TAVERNIER, avec un cri de fureur.

Cardeline !...

ROURE.

Tout juste... Dame ! ma pauvre amie, quand on a un amoureux à votre âge, on ne garde pas près de soi un minois de dix-huit ans...

LISE TAVERNIER, les dents serrées.

La preuve... la preuve de ce que vous dites là !

ROURE.

Cette preuve, je l’ai, je vais vous la donner, mais à une condition... c’est que vous ne ferez pas d’éclat. Ces gens-là sont plus forts que nous. Vous êtes seule... Croyez-moi. Il faut que nous nous débarrassions de ce drôle ; mais tout en douceur.

LISE TAVERNIER.

La preuve... la preuve...

ROURE.

Lisez... Voilà ce que la fillette était en train de lui écrire tout à l’heure...

Pendant qu’elle lit.

Les choses sont en bon chemin, comme vous voyez. Il lui achète des bijoux ; avec votre argent, sans doute.

LISE TAVERNIER.

Ah ! les misérables ! comme ils vont me payer cela !

Elle va vers la porte.

ROURE.

Prenez garde !

LISE TAVERNIER.

N’ayez pas peur...

Au moment où elle va ouvrir la porte, Cardeline paraît.

 

 

Scène X

 

LISE TAVERNIER, MAXIMIN, ROURE, CARDELINE

 

CARDELINE.

C’est servi, ma cousine.

LISE TAVERNIER.

C’est toi ?... Entre... j’allais t’appeler... Entre donc !

Elle l’attire brusquement et ferme la porte.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CARDELINE, bas.

Ma lettre !

LISE TAVERNIER.

Je te demande ce que c’est que ça ?

CARDELINE.

Je... je ne sais pas, ma cousine.

LISE TAVERNIER.

Tu ne sais pas ? Regarde bien... Ce n’est pas toi qui as écrit cette lettre ?...

CARDELINE, à part.

Oh ! non, c’est impossible... ce serait lui faire perdre sa place... J’aime mieux mentir.

LISE TAVERNIER.

Ce n’est pas toi qui as écrit cette lettre ?

CARDELINE.

Je n’ai rien écrit, ma cousine.

LISE TAVERNIER.

Tu n’as rien écrit ? C’est pourtant bien ton écriture,

Lui prenant la main.

et tes doigts ont encore de l’encre.

ROURE.

Malheureuse enfant ! comment pouvez-vous mentir avec un visage aussi candide, aussi...

LISE TAVERNIER.

Tu vas me dire tout de suite à qui tu écrivais ça.

CARDELINE.

Je ne sais pas... je n’ai rien écrit.

ROURE, indigné.

Oh !

LISE TAVERNIER.

Ah ! tu ne sais pas ?... Eh bien ! moi, je le sais ; mais je veux te le faire dire, et tu le diras. Parle. Veux-tu parler ?

Elle lui broie la main, l’enfant tombe à genoux.

Parle, coquine, ou je t’écrase !

ROURE, s’interposant.

Prenez garde, mademoiselle.

LISE TAVERNIER.

Regardez-moi cette sainte-n’y-touche. Elle fait semblant de pleurer, maintenant... Gna, gna, gna... Je te l’arrangerai, ta tête de madone en plâtre.

Lui tordant le poignet.

Réponds-moi, réponds-moi, je te dis !

ROURE, doucement.

Je vous en prie, Maximin va vous entendre.

LISE TAVERNIER.

Vous avez raison... Viens dans ta chambre.

Elle entraîne l’enfant.

CARDELINE.

Grâce ma cousine.

LISE TAVERNIER.

Viens, viens !... je vais t’en donner des amoureux, moi.

Elle l’entraîne vers le fruitier.

ROURE, les regardant, bas.

Ça chauffe !...

 

 

Scène XI

 

MAXIMIN, ROURE, puis LISE TAVERNIER

 

MAXIMIN, entrant.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

ROURE.

Rien encore ; mais viens me voir demain, nous causerons.

LISE TAVERNIER, blême frémissante.

Ah ! gueuse !... Ah ! drôlesse.

MAXIMIN.

Qu’est-ce qu’elle a fait ?

LISE TAVERNIER.

Ce qu’elle a fait ?

Tous deux se regardent une minute avec des yeux flamboyants de haine.

ROURE, passant au milieu d’eux.

Regardez-moi ça... si on ne dirait pas deux tourtereaux... Allons, beaux amoureux... venez vous mettre à table... L’oncle Roure meurt de faim.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le cloître la nuit. À droite, devant la chapelle, un grand feu allumé par les bandits.

 

 

Scène première

 

PALOMBO, GARRAGOUSS, LISE TAVERNIER

 

GARRAGOUSS, debout parlant bas.

Dis donc, Palombo, Max est bien en retard ce soir.

PALOMBO, à moitié assoupi près du feu.

Oua.

GARRAGOUSS.

C’est que la nuit devient fraîche... jette donc un fagot dans le feu.

PALOMBO.

Ma, chulato, ça finira par se voir du village.

Lise Tavernier paraît et glisse lentement entre les arcades.

GARRAGOUSS.

Laisse donc ! Ils croiront que ce sont les Ursulines qui reviennent.

PALOMBO, effrayé.

Chut ! chut !... ne parlons pas de ça, ça fait peur.

En entendant marcher la Tavernier.

Hein ?... entends-tu ?...

Ils écoutent.

Non ! rien...

GARRAGOUSS.

Du reste, qu’ils croient ce qu’ils voudront, je m’en moque, puisque c’est demain que nous décampons, ça serait une vraie déveine si d’ici demain... Ah ! voilà Max !

 

 

Scène II

 

PALOMBO, GARRAGOUSS, LISE TAVERNIER, MAXIMIN entre avec un panier de bouteilles

 

MAXIMIN.

Je suis en retard, ce soir ?

GARRAGOUSS.

Est-ce qu’il y a du nouveau ?

MAXIMIN.

Oui...

GARRAGOUSS.

Tiens ! c’est comme nous...

MAXIMIN.

Eh bien ! nous allons causer de cela en buvant...

LISE TAVERNIER, arrivant de colonnade en colonnade jusque près du feu, bas.

Ils sont là...

Elle se blottit et écoute.

GARRAGOUSS.

Voilà l’affaire. Il y a tout près d’ici, au large des îles d’Hyères, un pirate algérien sous pavillon danois. Le patron, un renégat de mon pays, manque de monde et nous fait, à Palombo et à moi, des propositions magnifiques... Pour lors, mon vieux, comme nous ne pouvons pas passer toute notre vie dans cette taupinière, et que l’Algérien nous assure des parts de prises premier numéro, nous avons décidé, le camarade et moi, de te tirer notre révérence.

MAXIMIN.

Parfait ! Quand partons-nous ?...

LISE TAVERNIER, cachée.

Partir !

GARRAGOUS et PALOMBO.

Comment ?

MAXIMIN.

Ma foi ! oui... je commence à en avoir assez de l’existence que je mène ; et puisque votre renégat a besoin de monde...

GARRAGOUSS, battant des mains.

Bravo !...

PALOMBO.

Ma toun affaire, là, chez la défroquée.

MAXIMIN.

Ne parlons plus de ça. Je suis volé, mais l’oncle Roure me le paiera... Pour quand à l’embarquement ?

GARRAGOUSS.

Demain soir, à sept heures, à la pointe des Îles d’or...

MAXIMIN.

Va pour demain soir... dans la journée j’irai à Toulon régler mon compte avec le vieux sacristain... Et puis le soir, embarque !...

PALOMBO et GARRAGOUSS, levant leurs verres.

Embarque !...

LISE TAVERNIER, bas.

Ah ! bandit ! Tu veux m’échapper ; nous verrons bien.

Elle descend par le fond du théâtre.

PALOMBO, l’apercevant en se retournant, croit voir un spectre, et pousse un cri de terreur.

Oh !

MAXIMIN, bondissant.

Quoi donc ?...

GARRAGOUSS.

Les gendarmes !...

PALOMBO, fou de terreur.

Non !... non ! les Ursulines !... là... là...

Les deux autres rient et se moquent de lui.

 

 

ACTE IV

 

Les ateliers de Roure.

 

 

Scène première

 

MAZAN, seul, en bras de chemise, culotte jaune, jabot, cravate somptueuse

 

Voyons, avant de partir examinons si rien ne traîne dans les ateliers ? Non, les fourneaux sont bien éteints, parfait.

Regardant le ciel.

Quel bonheur ! il fait beau ! Je vais pouvoir mettre mon habit bleu, puisque le ciel a mis le sien.

Il va prendre son habit dans l’armoire, et l’endosse respectueusement.

Il n’y a pas à dire, ça vous donne du courage de se sentir un habit neuf sur le dos... J’en ai besoin de courage aujourd’hui... Quand je pense que je vais aller chez cette défroquée. Brrr... pourtant il le faut ; moi, je suis majeur, je suis libre... mais ma petite Ninette ne l’est pas. Il faut que je la demande à ses parents. L’oncle Fulcran ne m’effraye pas beaucoup. Mais la vieille... j’aurais peut-être mieux fait de consulter Ninette. Mais non ! mais non... Voilà trop longtemps que ça traîne... Du reste, il paraît que depuis quelque temps la sœur n’est plus si méchante, et que...

À ce moment Garragouss traverse la rue, jette un regard dans la boutique, et passe.

Hein ? encore...

Courant à la porte.

C’était lui... Ah ça, mais il commence par m’ennuyer cet animal-là.

 

 

Scène II

 

MAZAN, ROURE

 

ROURE, apparaissant.

À qui en as-tu ?

MAZAN.

Mais, patron, c’est encore cet homme.

ROURE, descendant.

Quel homme ?

MAZAN.

Vous savez bien le grand nez que je rencontre partout... Il vient de passer là... toujours avec son air de rire en me regardant... Vieux polichinelle, va, si une fois je t’attrape.

ROURE.

La, la, pas tant de colère.

MAZAN.

Qu’est-ce que vous voulez ?... C’est plus fort que moi, j’en rêve de ce grand coquin de nez.

ROURE.

Bêta... c’est ton premier dimanche de libre, et voilà comment tu le passes ? Prends donc ta volée, Nicodème.

MAZAN.

Vous avez raison... cela vaut mieux. C’est égal ! s’il me tombe jamais sous la patte...

Prenant son chapeau.

À ce soir, patron.

ROURE.

À ce soir, mon enfant... Et surtout, surtout ne manque pas la messe.

Il accompagne Mazan jusqu’à la porte. À ce moment Maximin apparaît, bouscule Mazan, et se précipite dans le magasin.

MAXIMIN, entrant.

Dérangez pas !

MAZAN, sur la porte.

En voilà une façon d’entrer chez le monde.

ROURE, très haut.

Ah ! bonjour, mon ami, vous venez de la part de l’abbé Salignon.

Tout en parlant, il ferme la porte au nez de Mazan stupéfait.

 

 

Scène III

 

MAXIMIN, ROURE

 

MAXIMIN, bourru.

Laissez-moi tranquille, avec votre abbé Salignon, je commence à en avoir assez, de toutes ces mômeries.

ROURE.

Des mots ? tout de suite ? Assieds-toi donc, grand enfant.

MAXIMIN.

Non... non... c’est inutile. Je suis pressé, dépêchons.

ROURE.

Pressé ! Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MAXIMIN.

Il y a que je pars ce soir... et qu’avant de partir...

ROURE, dissimulant un mouvement de joie.

Tu pars ?

MAXIMIN.

Vous croyiez que j’allais me laisser lanterner toute la vie ?

ROURE.

Eh bien ! mais... et la Tavernier... ?

MAXIMIN.

Si je ne la vois pas, je vous charge de lui dire bien des choses.

ROURE.

Alors, c’est fini, tu y renonces ? Tu as tort, tu lâches peut-être une belle partie.

MAXIMIN.

Connu... connu... Je sais à quoi m’en tenir maintenant sur l’histoire des burettes.

ROURE.

Je te jure, ma parole ! que j’y croyais sincèrement, et même, à l’heure qu’il est, je ne sais pas encore...

MAXIMIN.

Si vous ne savez pas, moi je sais... Je sais que vous êtes un fameux compère et moi un fier niais qui ai donné dans tous vos panneaux.

ROURE, avec emphase.

Et quand cela serait, malheureux enfant ! Quand j’aurais inventé cette histoire pour essayer de faire de toi un honnête homme, de te donner un foyer, une épouse, une famille, le goût de la vie régulière, assise, et de toutes ces bonnes et saintes choses.

À Maximin qui regarde autour de lui et d’un air inquiet.

Qu’est-ce que tu cherches ?

MAXIMIN.

Je croyais qu’il y avait quelqu’un là... Pas possible que ça soit pour moi, tous ces prêchi prêchas !

ROURE, vexé.

Bien. Puisque tu le prends ainsi, je n’ai plus rien à te dire... Bon voyage !

MAXIMIN.

Minute ! nous avons un compte à régler avant.

ROURE.

Un compte !... Comprends pas.

MAXIMIN.

Vous allez comprendre. Vous rappelez-vous la peur que je vous ai faite, il y a un mois, quand je suis tombé chez vous ? Ce n’est pas pour dire, mais en me voyant vous êtes devenu d’un jaune !... Ça se comprend. Un gaillard qui vous arrive avec des dents si longues ! C’est alors que pour tromper ma faim vous avez trouvé l’histoire des burettes et des millions de la Tavernier. Très joli, comme invention ; mais comme nourriture, c’est léger... Je veux quelque chose de plus solide, sans quoi, gare ! De l’appétit dont je me sens, je suis capable de tout dévorer ici, jusqu’aux boulons en fer de la devanture...

ROURE, s’arrêtant devant lui, après deux ou trois tours dans le magasin.

Combien te faut-il ?

MAXIMIN.

Voyons... quatre pour moi... deux pour les collègues... ça fait six... Six mille francs.

ROURE.

Hein ? Six mille francs !... Six mille francs !... Va-t’en au diable ! tu n’auras pas un sou.

MAXIMIN.

Alors, c’est bon... je ne pars pas.

S’allongeant dans le fauteuil.

Nous allons rire.

ROURE.

Est-ce vrai que tu dois partir ? Et si tu pars, qui me garantit que dans deux, trois, quatre mois, je ne vais pas te voir arriver avec des dents encore plus longues ?

MAXIMIN.

Ah ! bon... je vois où vos escarpins vous gênent... mais je vas vite vous mettre à l’aise... Nous avons trouvé, mes camarades et moi, un engagement superbe à bord d’un pirate algérien.

Avec l’accent de la Cannebière.

Nous prenons le teurban, comme disent les Marseillais... Dans ces conditions-là, vous comprenez, il n’y a pas de danger que je revienne en France. Si je suis pris, on me pendra sur place. Si non, au bout d’un an ma fortune est faite, je me retire à Alger. J’achète de petites femmes, de grandes pipes, et je reste là à fumer en regardant pousser mon ventre. Dans un cas, comme dans l’autre, vous êtes débarrassé de moi pour toujours.

ROURE.

Si on était sûr que tu ne mens pas.

MAXIMIN.

Il y a un moyen bien simple de vous en assurer. Ne finissons rien maintenant. Je dois embarquer ce soir à huit heures, venez avec moi. Quand j’aurai mis un pied dans la barque, vous me donnerez l’argent.

ROURE.

Ça me va ! Où t’embarques-tu ?

MAXIMIN.

À la pointe des Îles d’or, à dix minutes des Clastres.

ROURE.

C’est bien désert, par là !

MAXIMIN.

Dame ! nous ne pouvons pas embarquer à l’Arsenal !

ROURE.

C’est bon... je viendrai.

MAXIMIN.

À ce soir, mon oncle.

ROURE.

Attends, attends... Est-ce que l’homme aux fourmis rouges sera là ?

MAXIMIN.

Sûrement... nous serons tous en famille, Palombo, Garragouss.

ROURE.

J’aime mieux en finir tout de suite.

MAXIMIN.

Comme vous voudrez.

ROURE, s’asseyant au comptoir de la caisse et tirant un gros portefeuille du tiroir.

Cinq mille francs, tu dis ?

MAXIMIN.

Non, sept...

ROURE.

Comment, sept ?... C’était six, tout à l’heure.

MAXIMIN.

Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous dites ?

ROURE, comptant ses billets.

J’avais si bien préparé mon échéance du trente. Canaille, va !... Quatre, cinq,

Avec effort.

et six !... Voilà.

MAXIMIN.

C’est dur, hein ? Que voulez-vous ? je ne pouvais pas cependant me séparer de vous, sans emporter un souvenir... Maintenant, papa Roure, si vous me permettez de vous tirer ma révérence... J’ai encore une opération assez délicate à faire avant de partir.

ROURE, ouvrant l’œil.

Une opération ?

MAXIMIN.

Oh ! rien... un bon tour que je vais jouer à la vieille.

Il rit.

Va-t-elle rager ce soir, en trouvant tous les oiseaux dénichés.

ROURE, avec angoisse.

Des oiseaux ?... Quels oiseaux ?

MAXIMIN.

Eh ben !... moi et la petite.

ROURE, respirant.

Ah ! la cousine part avec toi ?

MAXIMIN.

Elle part... c’est-à-dire que je l’enlève, ce qui est assez sarrasin, comme vous voyez.

ROURE.

Très sarrasin, en effet.

MAXIMIN.

Allons ! adieu, mon oncle... et ne m’oubliez pas dans vos prières.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ROURE

 

À peine le neveu parti, sa figure perd l’expression de colère qu’elle avait. Son œil brille, sa bouche s’épanouit. Il reste quelque temps sans parler, puis montrant la porte.

Vicieux... mais pas malin !

Il rit doucement.

Ça fait pitié, vraiment ! Six mille francs ! Je t’en aurais donné vingt mille, imbécile ! et encore bien content. Allons ! voilà une grosse affaire de faite. Maintenant le reste est simple comme bonjour. Le premier moment sera terrible ! Nous allons avoir un ouragan de cris, de larmes, d’imprécations... Rien à dire. Le rôle de consolateur. Prêter son épaule et se laisser pleurer dessus. De temps en temps un soupir, un serrement de main, puis à la première embellie, une déclaration discrète... Et dire qu’à mon âge je vais encore filer le parfait amour.

Il esquisse un pas de garrotte en fredonnant d’un air guilleret.

Bergerette de maître André
S’en va-t-au bois seulette.

Se retournant au bruit de la porte qui s’ouvre.

Qui est là ?

 

 

Scène V

 

ROURE, LISE TAVERNIER

 

La porte s’est ouverte, dessinant dans l’ombre du magasin un grand carré de lumière. Lise apparaît, reste debout, appuyée à l’auvent, une main sur le cœur, pâle, haletante, pâmée. Sur tout le visage, une expression de férocité joyeuse.

ROURE.

Bonté divine ! c’est mademoiselle Tavernier... Voilà une surprise !...

LISE TAVERNIER.

Oui, j’avais quelqu’un à voir en ville de très bonne heure, et, comme en revenant j’étais un peu lasse...

ROURE.

Asseyez-vous donc, chère demoiselle et remettez-vous, je vous en prie.

Il avance une chaise.

Vous voyez, j’étais là, tout seul, comme un pauvre veuf.

LISE TAVERNIER.

Donnez-moi un verre d’eau... voulez-vous ?

ROURE.

Comment donc ! mais...

Passant dans la pièce à côté.

Qu’est-ce qu’elle a ?... Comme elle a l’air content !

On entend remuer des assiettes des verres, ouvrir des placards.

LISE TAVERNIER, seule.

C’est fait... Je le tiens maintenant... Ah ! je languis d’être à ce soir.

ROURE, revenant avec un verre d’eau.

Je vous demande pardon. Il y a un tel désordre dans ces armoires. Ah ! nous aurions joliment besoin d’une bonne ménagère ici.

I.ISE TAVERNIER, se jetant sur la carafe.

Merci !

Elle boit plusieurs verres coup sur coup.

ROURE, à part.

Puisque la voilà, j’ai bien envie de tout lui dire tout de suite, ce sera autant de fait.

Il va donner un tour de clef à la porte du magasin.

LISE TAVERNIER, posant le verre.

Ah ! je vais mieux !

ROURE, s’approchant.

Je suis bien content de vous voir, ma pauvre demoiselle. Quand vous êtes entrée, j’étais tout juste en train de me demander si je ne ferais pas bien d’aller aux Clastres aujourd’hui même... pour vous prévenir de...

LISE TAVERNIER.

De quoi ?

ROURE.

Mon Dieu ! ma chère amie, c’est assez embarrassant à vous dire, et pourtant il le faut... Maximin est parti.

LISE TAVERNIER, se dressant.

Parti ?

Elle le regarde, puis se rasseyant.

Vous vous trompez, il ne part que ce soir à huit heures.

ROURE.

Vous le saviez ?

LISE TAVERNIER, simplement.

Oui...

ROURE.

Mais, vous ignorez peut-être que c’est un départ définitif, que vous ne le verrez plus, qu’il s’en va pour toujours.

LISE TAVERNIER.

Que voulez-vous que j’y fasse ?

ROURE, après un silence.

En vérité, ma chère enfant, je ne m’attendais pas à vous trouver aussi raisonnable.

LISE TAVERNIER.

Pourquoi ?

ROURE.

Je croyais que vous l’aimiez passionnément.

LISE TAVERNIER, avec transport.

Ah ! oui, passionnément, c’est le mot.

D’un ton léger.

Mais vous savez, au jeu des marguerites, passionnément, c’est à côté de pas du tout.

ROURE.

Oh ! ces femmes ! ces femmes ! Dire que je suis là depuis ce matin à me creuser la tête pour savoir comment j’allais lui apprendre... Au fait, vous avez bien raison, le drôle n’en voulait qu’à vos écus et vous aurait plantée là le lendemain de la noce... Il est vrai qu’il vous aurait laissé son nom et que c’est à cela peut-être que vous tenez le plus.

LISE TAVERNIER.

Ma foi non... J’en ai fait mon deuil maintenant, je mourrai dans ma peau de défroquée.

ROURE.

Pas sûr.

S’asseyant près d’elle.

Voyons, c’est un mari que vous voulez... Eh bien ! moi, j’en ai un à vous proposer et pas un va-nu-pieds, celui-là... un notable commerçant, s’il vous plaît, membre du bureau de bienfaisance, tout ce qu’il y a de mieux sur la place.

LISE TAVERNIER.

Vraiment ?

ROURE.

Je ne vous dirai pas que c’est un homme de la première jeunesse, mais enfin c’est un gaillard encore solide et...

LISE TAVERNIER.

Oh ! monsieur Roure.

ROURE.

Eh bien ! quoi ? Monsieur Roure... monsieur Roure est en chair et en os comme un autre, et son cœur n’est pas insensible aux séductions de la beauté ! Ne riez pas ; je vous jure que du jour où je vous ai vue, vous m’avez fait une impression...Aujourd’hui surtout vous avez dans les yeux... une jeunesse... une flamme... Et puis enfin ce n’est pas de tout ça qu’il s’agit. Pas besoin de tant de roucoulades entre vieux tourtereaux comme nous... Vous cherchez un mari, Voilà !

LISE TAVERNIER.

Est-il possible ! Comment, monsieur Roure, un homme tel que vous... Vous consentiriez à épouser une pauvre misérable paysanne...

ROURE.

Regardez-moi bien en face, ma petite, et expliquonsnous une bonne fois. Je sais à quoi m’en tenir sur votre misère... Vous êtes riche... très riche... incommensurablement riche.

LISE TAVERNIER.

Oh ! oh !

ROURE.

Tout ce que vous voudrez ! Ceci ne fait pas un doute pour moi. Que ce soit dans un trou, dans une armoire, dans une cave, il y a une mine d’or aux Clastres, et je vous offre de m’associer avec vous pour l’exploiter. Vous comprenez bien, mignonne, qu’entre nous le mariage ne peut être qu’une association... Vous m’apportez votre secret, moi en échange je vous apporte mon nom, ce beau nom de Baptistin Roure, que j’ai mis dix ans à me faire !... Ajoutez à cela une fortune assez rondelette, un commerce en plein essor, et par ce commerce même le débouché le plus sûr et le plus commode pour écouler ce que vous savez... Voilà ce que je vous propose... cela vous convient-il ?

LISE TAVERNIER, toujours son même sourire.

Sans doute, mon bon monsieur Roure, c’est un grand honneur que vous me faites, mais ne craindriez-vous pas de porter préjudice à votre commerce en épousant une défroquée ?

ROURE.

Pff !... je connais tant de monde... Je vous ferai relever de vos vœux, rien de plus facile. En deux coups de plume on vous biffera tout votre passé d’Ursuline, et vous voilà madame Roure... gros comme le bras... Vous voyez-vous là dans ce fauteuil, derrière le comptoir, en belle robe de soie, trois rangs de chaîne d’or au cou ?... On entre, on sort... Les clients viennent vous saluer... « Bonjour, madame Roure... » Monseigneur passe en carrosse et vous envoie un petit sourire. « Tiens, c’est madame Roure ; bonjour, madame Roure. Jusqu’à ces misérables paysans des Clastres dont vous avez tant souffert, quand ils viendront au marché le samedi matin et qu’ils verront leur ancienne défroquée dans ce beau magasin plein de dorures, qui s’inclineront jusqu’à terre. « Bien le bonjour, madame Roure. » Hein ! c’est ça qui serait gentil... Voyons, décidez-vous, vite !

LISE TAVERNIER, souriant toujours.

Comme vous êtes pressé !

ROURE.

Vous n’êtes donc pas pressée, vous, de jouir de vos richesses.

LISE TAVERNIER.

Je ne suis pressée que d’une chose,

Se levant toute pâle et les dents serrées.

c’est de me venger.

ROURE.

Vous venger !

On frappe violemment à la porte.

MAZAN, au dehors.

Patron ! patron !

ROURE.

Allons, bon ! voilà cet animal.

MAZAN, frappant toujours.

Patron, êtes-vous là ?

ROURE, bas à Lise.

Ce n’est rien... C’est mon commis.

LISE TAVERNIER.

Pourquoi n’ouvrez-vous pas ? Vous avez honte qu’on me voie chez vous... Pourtant la future madame Roure...

ROURE.

Oh ! par exemple... Mais je suis très flatté, au contraire.

 

 

Scène VI

 

MAZAN, ROURE, LISE TAVERNIER

 

La porte est ouverte, il pleut, Mazan sur le seuil essuie soigneusement son bel habit bleu avec son mouchoir.

ROURE.

Qu’est-ce que tu veux ?

MAZAN, quittant son habit pour mieux l’essuyer.

Mais, patron, je viens changer d’habit... Figurez-vous... j’avais une visite à faire... je m’étais habillé de neuf, et puis, crac ! voilà la pluie qui...

Apercevant Lise.

Oh !

ROURE.

Eh bien ! quoi ? oh !... C’est mademoiselle Lise Tavernier ; tu ne la connais donc pas ?

MAZAN, son habit toujours à la main.

Oh ! que si fait, je la connais, c’est justement chez elle que j’allais.

LISE TAVERNIER.

Chez moi ?

MAZAN.

Oui, mademoiselle... c’est-à-dire non... mada... mademoiselle, j’allais chez vous pour vous parler d une chose très importante, et, puisque vous voilà,

Passant son habit d’un geste héroïque.

je vais vous dire tout de suite ce que c’est.

Avec volubilité.

Je m’appelle Mazan, mademoiselle, mon père et ma mère sont taffetassiers aux Clastres... Avec ça j’ai ma sœur Stéphanie qui a donc épousé le père Baïonnette, et puis j’ai encore mon petit frère qui travaille avec les maçons.

ROURE.

Il est fou.

MAZAN.

Tout ce monde-là, depuis le premier jusqu’au dernier, fait sa besogne honnêtement et sans que personne y trouve à redire. Quant à moi, voilà près d’un an que je travaille chez monsieur Roure, et il paraîtrait que le patron n’est pas mécontent de moi, puisqu’il vient de m’augmenter et de me mettre tout à fait à la correspondance. C’est-il vrai ça, patron ?

ROURE.

Mais que veux-tu que cela fasse à mademoiselle ?

MAZAN.

Dame ! patron, c’est très essentiel. Il faut que mademoiselle sache que je suis un honnête homme, que j’ai un bon métier dans les mains, avec ça pas une dent de manque, pas de vices, pas de dettes ; enfin, tout ce qu’il faut pour faire un bon mari.

ROURE, stupéfait.

Hein ?

LISE TAVERNIER.

Comment ! encore un ? Ah ! ah ! ah ! mais c’est la vraie foire aux maris.

ROURE, à part.

Voyez-vous, le petit serpent !

MAZAN, déconcerté, des larmes dans la voix.

Pardon, mademoiselle, il se peut que d’autres que moi vous aient fait la même demande.

ROURE, bas, passant derrière lui.

Un mot de plus, tu perds ta place.

MAZAN.

Mais pourtant, patron !

LISE TAVERNIER.

Laissez-le donc parler...

MAZAN.

N’est-ce pas, mademoiselle ? Il faut bien que je m’explique à la fin des fins... Il y a si longtemps que ce secret me pèse... si longtemps que nous nous aimons.

LISE TAVERNIER.

Bah ! il y a longtemps que...

MAZAN.

Mais oui... quasiment depuis l’école.

LISE TAVERNIER.

Depuis l’éc... Ah ça ! de qui parlez-vous ?

MAZAN.

Comment, de qui je parle ? mais de votre cousine !

LISE TAVERNIER.

Cardeline !

MAZAN.

Pardié !

LISE TAVERNIER.

Et vous croyez qu’elle vous aime ?

MAZAN.

Si je le crois !... à preuve qu’elle m’a donné son anneau, et que je lui ai envoyé en retour une belle bague qui me coûte bien des écus.

LISE TAVERNIER.

Une bague !... c’est vous qui lui aviez envoyé cette bague... mais alors cette lettre aussi était pour vous.

Tirant avec impétuosité la lettre de sa poche.

MAZAN, prenant la lettre.

« Mon bel ami ! » Je crois bien que c’est pour moi... Est-ce qu’il y a deux hommes sur la terre à qui Ninette parlerait ainsi ?

LISE TAVERNIER.

Malheureuse ! qu’est-ce que j’ai fait !

MAZAN, contemplant sa lettre.

Mignonne chérie !... C’est donc ça que je n’avais rien reçu cette semaine.

LISE TAVERNIER, s’élançant vers la porte.

Vite... vite... il est encore temps.

ROURE.

Où allez-vous ?

LISE TAVERNIER.

Laissez-moi.

ROURE.

Lise... Voyons...

LISE TAVERNIER.

Laissez-moi m’en aller, je vous dis... Ils vont l’arrêter...

ROURE.

L’arrêter ?

MAZAN, à part.

Qui ça ?

LISE TAVERNIER, à Roure.

Oui, ce matin dans un accès de jalousie folle, je suis allé la dénoncer à la marine.

ROURE.

Ah bigre !

LISE TAVERNIER, à Roure.

C’est toi qui en en es la cause, misérable, avec tes menteries !

ROURE.

Mais, je vous jure !

LISE TAVERNIER.

Oh ! je te connais maintenant je sais ce que tu veux, je sais ce que tu vises. Après m’avoir fait entrer cette belle folie dans le cœur, je sais pourquoi, tu as voulu l’arracher et mettre ta hideuse image à la place de la sienne. Et tu croyais cela possible !... Mais tu ne me regardais donc pas, là, tout à l’heure, pendant que tu parlais, tu n’as donc pas vu la nausée de dégoût qui me montait aux lèvres, en écoutant tes offres d’infamie ; et quand ma bouche te disait que je ne l’aimais plus, mes yeux ne t’ont donc pas crié que je l’aimais encore... Je l’aime, entends-tu bien, je l’aime... et je le sauverai.

ROURE, essayant de s’expliquer.

Lise !... Lise !...

Elle sort en courant.

 

 

Scène VII

 

MAZAN, ROURE

 

ROURE.

Du diable si je sais ce qui va sortir de tout ceci.

MAZAN.

Qu’est-ce qu’il y a donc ? je n’y comprends rien.

ROURE.

Imbécile !

MAZAN.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

ROURE.

Nous avions bien besoin de tes confidences !

MAZAN.

Mais, patron...

ROURE.

Elle est jolie, va, ta Cardeline, tu peux lui courir après.

MAZAN.

Comment ?

ROURE.

Cours, cours ; celui qui te l’enlève a les jambes longues.

MAZAN.

On enlève Cardeline !... Qui l’enlève ? Parlez, je veux savoir...

Lui sautant à la gorge.

Mais... parlez donc !... sacrebleu !

ROURE.

Hé ben ! hé ben !

Le repoussant.

Lâche-moi donc, animal, si tu veux que je te réponde !

MAZAN.

Vite, vite !

ROURE.

Il y a un homme qui t’enlève ta maîtresse aujourd’hui même et qui l’emmène avec lui dans l’Algérie d’Afrique.

MAZAN.

Qui est celui-là ?... Où est-il, que je le tue...

ROURE.

Vraiment ? Tu le tuerais ?

MAZAN.

Montrez-le-moi seulement.

ROURE.

Eh bien attends...

Il va à son comptoir, ouvre le tiroir, en tire un pistolet.

Prends ceci... Et maintenant arrive.

Il le pousse vers la porte. À part.

C’est encore le plus sûr moyen d’en finir.

 

 

ACTE V

 

 

Premier Tableau

 

Chez Lise Tavernier. Une chambre en désordre. Grande armoire éventrée ; du linge par terre. Sur une table, des bouteilles vides. Chaises renversées. Au dehors, la pluie, le vent, éclairs, tonnerre.

 

 

Scène première

 

PALOMBO, GARRAGOUSS

 

Au lever du rideau, Palombo et Garragouss dansent et chantent en s’affublant des coiffes de la Tavernier et de son châle. Tous deux ivres, hideux, terribles.

Chanson.

I

Bonjour, madame l’hôtesse.
Qu’avez-vous à nous donner
À tortiller ?
Du veau ! de la salade !
Un bon poulet rôti !
Ça vous va-t-il ?
Eh ! oui ! eh ! oui !
Et ziste, et zeste.
Et c’est un pouf.
Et il n’y a pas de pouf.
Et allons donc !
Quant à d’ l’argent, Mad’lon,
Nous t’en donnerons
Quand nous en aurons.

II

L’hôtesse par la fenêtre
Crie : Laissez-les passer,
C’est des mariniers !
Il en viendra bien d’autres
Du régiment d’Anjou,
Qui n’ mangeront rien,
Qui payeront tout.
Et ziste, et zeste !
etc.

Un éclair, suivi d’un coup de tonnerre formidable, les arrête un pied en l’air.

GARRAGOUSS.

Caraco ! En voilà un qui compte.

PALOMBO, se signant.

Sainte Barbe, sainte Hélène,
Sainte Mario Madéléno,

Il marmotte.

Priez pour nous,
Afin que le tonnerre
Ne tombe pas sur nous.

GARRAGOUSS, riant.

Ah ! ah ! l’Italien qui fait sa prière !

PALOMBO, à voix basse.

C’est plus fort que moi... le tonnerre il me bouleverse.

GARRAGOUSS, riant.

Sacré Palombo, va !

 

 

Scène II

 

PALOMBO, GARRAGOUSS, MAXIMIN

 

MAXIMIN.

Allons, garçons, ne lanternons plus... J’ai fouillé la baraque du haut en bas : il n’y a rien à frire, il faut filer.

GARRAGOUSS.

Qu’est-ce qui nous presse ?... il n’est que quatre heures.

MAXIMIN.

C’est égal, il vaut mieux attendre là-bas sous une roche que de rester ici.

PALOMBO, se signant à un nouveau coup de tonnerre.

Dio santo !... Sous une roche, de ce temps-là.

MAXIMIN.

Nigaud ! c’est pain bénit pour nous que ce temps-là !... Pas de douaniers, pas de forestiers à craindre... Nous nous embarquons aussi tranquillement que des bourgeois de Marseille allant manger une bouillabaisse au château d’If... Toutefois, par mesure de prudence, Palombo va s’en aller devant pour éclairer les chemins.

GARRAGOUSS.

Et moi ?...

MAXIMIN.

Toi, tu attendras en bas, l’œil sur la route, pour le cas où Lise arriverait pendant que je...

GARRAGOUSS.

Pas de danger qu’elle arrive avec le temps qu’il fait... Elle sera restée à Toulon.

MAXIMIN.

N’importe ! ne t’éloigne pas... J’aurai peut-être besoin de toi si la fillette fait la méchante...

GARRAGOUSS.

Tu l’emmènes, décidément ?

MAXIMIN.

Tiens !...

PALOMBO.

Ça va bien te gêner à bord, c’te fianciula ?

MAXIMIN.

Bah !... est-ce qu’il n’y a pas toujours des femmes à bord des pirates algériens ?

GARRAGOUSS.

Oui... mais celles-là... c’est pour les vendre.

MAXIMIN.

Eh bien !... qui te dit que nous ne la vendrons pas... un peu plus tard ?

GARRAGOUSS.

Tiens au fait...

Riant.

Ah ! ah ! c’est une idée.

MAXIMIN.

Allons ! allons... assez causé... Décampons vite...

Il entre à droite.

 

 

Scène III

 

PALOMBO, GARRAGOUSS

 

GARRAGOUSS, riant.

Ah ! ah ! la bonne histoire !

PALOMBO.

Il a de la tête, c’te junoume-là.

GARRAGOUSS.

Je crois bien qu’il a de la tête... C’est une opération magnifique... Non ! vrai, il y a plaisir à naviguer avec des compagnons pareils.

PALOMBO.

Allons... viens-tu ?

GARRAGOUSS.

Attends ! je regarde si...

Retournant les bouteilles restées sur la table.

Plus rien ! je vais aller voir dans le cloître... Il doit encore en rester deux ou trois d’hier au soir.

Ils sortent par la gauche en reprenant leur chanson.

 

 

Scène IV

 

MAXIMIN, CARDELINE

 

Ils entrent par la droite.

MAXIMIN, tirant Cardeline par le bras.

Venez, mon enfant... n’ayez pas peur...

CARDELINE, n’osant pas entrer.

Non, monsieur Maximin, laissez-moi, je vous en prie.

MAXIMIN.

Mais, puisque je vous dis qu’elle n’est pas là... Du reste, quand elle y serait, soyez tranquille, ce n’est pas devant moi qu’elle oserait vous maltraiter encore.

CARDELINE, entrant.

Ah mon Dieu !...

MAXIMIN.

Quoi donc ?

CARDELINE, regardant autour d’elle le pillage de la chambre.

Qu’est-ce qu’on a fait ici ?

MAXIMIN.

Oh ! rien... c’est... c’est cette folle, ce matin, pendant que vous étiez enfermée, qui a tout cassé dans un accès de rage.

CARDELINE.

Il me semblait qu’on chantait tout à l’heure.

MAXIMIN.

Non ! je n’ai rien entendu... c’est le vent, sans doute.

CARDELINE.

Oh ! tenez... j’ai peur... ramenez-moi dans ma chambre, comme j’étais, je vous en prie.

MAXIMIN.

Ce serait bien difficile, maintenant que j’ai enfoncé la porte... D’ailleurs, vous ne pouvez pas rester ici ; cette femme vous tuerait un jour ou l’autre...

CARDELINE.

Il faut bien que je reste, pourtant... Où voulez-vous que j’aille ?

MAXIMIN.

Avec moi...

CARDELINE.

Avec vous ?...

MAXIMIN, à ses genoux.

Oui, avec moi qui vous aime, et qui me suis juré de vous arracher aux griffes de cette mégère !

CARDELINE.

Mais, monsieur...

MAXIMIN.

Non... non... pas monsieur... Maximin... ton Maximin, mon ange. Oh ! ne détourne pas la tête, regarde-moi... Tu ne savais donc pas que c’est pour toi, pour toi seule que j’étais ici tu n’avais donc pas deviné que je t’aimais ?

CARDELINE.

Mais je ne vous aime pas, moi !

MAXIMIN.

Qu’importe ?... partons toujours... l’amour viendra dans le chemin... Viens, viens, tu verras comme tu seras heureuse. Ici, tu pleures, tu souffres, on t’enferme, on te bat. Moi, je te bichonnerai comme une petite reine ; je te couvrirai de soie, de velours, de dentelles.

CARDELINE, se levant.

Vous perdez votre peine, monsieur, je ne partirai pas !

MAXIMIN.

Vous vous trouvez donc bien heureuse à vivre dans ce chenil ?

CARDELINE.

Je ne suis pas heureuse ; mais je ne fais pas le mal, et ce serait le faire que de m’en aller avec vous... Je ne partirai pas.

MAXIMIN, furieux.

C’est ce que nous verrons.

Avançant sur elle.

Allez ! hop ! en route !

CARDELINE.

Comment ! vous oseriez ?

MAXIMIN.

J’en suis fâché, ma belle... de gré ou de force, il faut venir.

CARDELINE, se débattant.

Mais c’est horrible... mais je ne veux pas... Au secours ! laissez-moi... au secours !

MAXIMIN.

C’est qu’elle est forte comme un petit diable... Garragouss 

CARDELINE.

Au secours !

MAXIMIN.

Carragouss !...

 

 

Scène V

 

MAXIMIN, CARDELINE, CARRAGOUSS

 

GARRAGOUSS, paraissant à la porte, plus ivre que jamais.

Présent.

MAXIMIN.

Viens donc m’aider, j’ai peur de lui faire du mal.

GARRAGOUSS.

Donne, donne.

CARDELINE.

À moi ! à moi !... Oh ! les lâches !...

GARRAGOUSS, tenant Cardeline.

Cherche-moi un bout de corde... ou plutôt, non ! l’embrasse des rideaux, là-bas, ce sera plus doux.

Maximin passe en courant dans la pièce à côté.

CARDELINE.

Monsieur... monsieur... je vous en prie. Au secours !

GARRAGOUSS, l’embrassant sur le cou.

Meuh !... la jolie petite caille !...

CARDELINE.

Mazan !... Mazan !... à moi !...

 

 

Scène VI

 

MAXIMIN, CARDELINE, CARRAGOUSS, MAZAN

 

MAZAN, se précipitant sur Garragouss.

Ah ! coquin de grand nez, c’est encore toi ?... Tiens !...

Il lui assène un coup de crosse de pistolet sur la tête.

GARRAGOUSS, lâchant Cardeline.

Caraco !

Il chancelle et va tomber en dehors de la porte.

CARDELINE, se serrant contre Mazan.

Mazan, Mazan, sauve-moi !

MAZAN.

N’aie pas peur, mignonne : ce n’est pas plus haut que quand nous dénichions des merles...

Il saute avec elle par la fenêtre.

MAXIMIN.

Tonnerre elle m’échappe !

 

 

Scène VII

 

MAXIMIN, LISE TAVERNIER

 

Elle entre pale, suffoquée, ruisselante.

LISE TAVERNIER.

Où vas-tu ?

MAXIMIN.

C’est vous !...

Mouvement.

Laissez-moi passer.

LISE TAVERNIER, le repoussant, à demi-voix.

Non... non... ne sors pas.

MAXIMIN.

Laissez-moi donc passer, mille millions de diables !

LISE TAVERNIER, s’accrochant à lui.

Non !... attends que je te parle... J’ai tant couru pour venir... avec cela, la rivière était grosse... obligée de faire un détour.

MAXIMIN.

Qu’est-ce que vous me voulez ?

LISE TAVERNIER.

Je veux te sauver.

MAXIMIN.

Me sauver...

LISE TAVERNIER.

La marine est sur tes traces... Ne sors pas... les gendarmes t’attendent tout près d’ici, à la pointe des Îles d’or.

MAXIMIN.

Aux Îles d’or !... On m’a donc vendu ?

LISE TAVERNIER.

Oui.

MAXIMIN.

Qui ça ?... Roure ?

LISE TAVERNIER.

Non ! moi... ce matin.

MAXIMIN.

Vous !... et pourquoi ?...

LISE TAVERNIER.

Parce que j’étais jalouse.

MAXIMIN.

Jalouse ? Allons donc ! Est-ce que nous n’en avons pas fini avec toutes ces comédies, et toutes ces grimaces ?...

LISE TAVERNIER.

Oui... oui, dis-moi tout ce que tu voudras. Appelle mon amour une comédie et mes larmes des grimaces, cela ne fait rien, j’ai tout mérité, je peux tout entendre. Injurie-moi, trépigne-moi, seulement ne pars pas... Laisse-moi réparer le mal que je t’ai fait... Reste ici caché quelques jours... ils ne viendront pas te chercher chez moi, tu penses, puisque c’est moi qui t’ai dénoncé.

MAXIMIN.

Vous m’avez dénoncé ce matin, vous venez me sauver ce soir. Je ne comprends pas.

LISE TAVERNIER.

Puisque je te dis que j’étais jalouse... Je sais bien que c’est risible à mon âge, mais ça n’en fait que plus de mal. Écoute, on m’avait dit que tu ne m’aimais pas, que tu ne voulais de moi que parce que tu me croyais riche ; on m’avait dit tout ce que tu étais, tout ce que tu avais fait. Je connais l’histoire de ton navire, les bandits que tu charriais après toi, la vie que vous meniez dans ce cloître... tout cela, je te l’avais pardonné. Je t’aurais même pardonné de vouloir partir, de me quitter, puisque tu ne m’aimais pas. Mais, vois-tu, l’idée que tu en aimais une autre... cette Cardeline surtout, l’idée que cet amour t’était venu là, sous mes yeux, si près de moi, et que tous les transports de ma passion, mes grimaces, comme tu les appelles, n’avaient servi qu’à rendre cette enfant encore plus belle pour toi et plus désirable... oh ! alors la tête m’a tourné, je me suis sentie soulevée par je ne sais quel tourbillon de flammes, et... et je suis allée te livrer.

MAXIMIN.

Et puis ?...

LISE TAVERNIER.

Tu penses quel désespoir, quand j’ai compris que je m’étais trompée !

MAXIMIN.

Comment ça ?

LISE TAVERNIER.

Quand j’ai vu que cette maudite lettre n’était pas pour toi, que ce n’était pas toi qui lui avais donné cette bague...

MAXIMIN.

Une lettre... une bague... Ma foi ! je ne sais pas ce que tout ça veut dire, mais je sais bien que si vous étiez arrivée une minute plus tôt, vous m’auriez trouvé aux pieds de cette adorable fille, et que sans ce malandrin...

LISE TAVERNIER.

Est-ce possible ?...

Voyant la porte de la chambre ouverte.

Cardeline !...

MAXIMIN.

Oh ! vous pouvez l’appeler. Elle est partie. On me l’a prise... mais dussé-je y laisser ma peau, je les retrouverai...

Il va pour sortir.

LISE TAVERNIER.

Non ! non... ne sors pas, Maximin, reste... reste, nous la retrouverons.

MAXIMIN.

Comment ! vous voudriez ?...

LISE TAVERNIER.

Je ne veux pas que tu meures, et si tu sors d’ici, c’est la mort... Oublies-tu donc, malheureux, que ton navire a sombré dans la nuit de ta désertion ? Ils le savent maintenant. Je leur ai tout dit.

MAXIMIN.

Mais, misérable femme, si la jalousie vous a si bien délié la langue, pourquoi vous acharnez-vous à me sauver, après ce que je viens de vous apprendre ?...Vous n’êtes donc plus jalouse ?

LISE TAVERNIER, bas.

Non !...

MAXIMIN.

Mais, Cardeline ! Cardeline ! je l’aime !

LISE TAVERNIER.

C’est fini, la flamme est éteinte, vous aurez beau souffler dessus, vous ne la rallumerez pas... Écoutez, Maximin : Ce qui m’arrive est un châtiment du ciel... Je m’étais donnée à Dieu, je n’avais pas le droit de me reprendre. Ce premier crime m’en a fait commettre d’autres, et le plus grand de tous, celui de vous aimer. Ce crime-là, par exemple, portait sa peine avec lui... Oui... je le comprends maintenant, vous êtes l’instrument de la justice éternelle, et c’est de vous qu’elle se sert pour se venger. Oui, c’est pour me punir que Dieu a permis que je vous aime ; c’est pour me punir qu’il a fait lever cette terrible passion sur mon chemin, alors que je n’étais plus belle, et que mon triste visage ne savait plus inspirer l’amour... Aimer ainsi, vois-tu, mon pauvre enfant... c’est le plus horrible supplice qu’on puisse infliger à une femme... Ce que je souffre depuis hier !... Mais n’importe ! je me résigne. Vous m’avez fait beaucoup de mal, vous pouvez m’en faire encore, je ne dirai rien, j’accepte tout, je suis prête à tout, je me courbe. Je ne demande qu’une chose Dans un moment de folie, j’ai voulu vous tuer, j’ai voulu vous perdre... laissez-moi vous sauver.

MAXIMIN, soupçonneux.

En êtes-vous bien sûre, au moins, que vous voulez me sauver ? C’est que je vous connais, vous... Vous êtes encore une de ces langues dorées comme le père Roure...

LISE TAVERNIER.

Oh !

MAXIMIN.

Moi, d’abord, je n’y comprends rien à tous vos beaux discours, seulement j’ai de l’instinct, comme un chien de chasse, et mon instinct m’avertit qu’il ne fait pas bon pour moi ici... Hé ! vous m’avez trahi ce matin, qui me dit que vous ne me trahissez pas encore ? Qui me dit que tout ceci n’est pas un piège, et que ce n’est pas chez vous qu’on doit venir m’arrêter ?

LISE TAVERNIER, se cachant la figure.

Oh ! ça... c’est le comble de tout !...

MAXIMIN.

Bonsoir, bonsoir, la belle, je vais voir un peu le temps qu’il fait dehors... s’il faut jouer des jambes ou du couteau, au moins j’aurai du large...

LISE TAVERNIER, avec un sanglot.

Maximin !... Maxim... vous voyez, je ne peux pas parler... je pleure...

Mouvement de Maximin.

Oh ! ce sont de vraies larmes, regardez...

Elle s’essuie les yeux avec la main du jeune homme. Maximin repousse la porte qu’il venait d’ouvrir.

Vous ne le croyez pas ce que vous venez de me dire ?...

MAXIMIN, fermant la porte.

Vous voyez bien que non, puisque je reste !

Il met les verrous.

VOIX au dehors, coups de crosses à la porte.

Ouvrez, au nom de la loi !...

LISE TAVERNIER.

Miséricorde !...

MAXIMIN.

J’en étais sûr !...

LISE TAVERNIER.

Comment !... Vous croyez ?...

VOIX au dehors.

Au nom de la loi, ouvrez !...

LISE TAVERNIER.

Viens... je vais te cacher.

MAXIMIN.

Arrière, coquine !... tu mériterais...

Il lève son couteau.

LISE TAVERNIER.

Oh ! oui, tue-moi, tue-moi... j’aime mieux !...

MAXIMIN, le couteau en l’air.

Ma foi, non ! j’en ai assez sur le dos comme cela... J’ai lu le paroissien de monsieur Roure...

Il jette son arme el va pour s’élancer par la fenêtre. Un Soldat de marine apparaît, monté sur une échelle, et, le couchant en joue.

Tonnerre !...

À ce moment, la porte tombe sous un vigoureux coup de crosse.

 

 

Scène VIII

 

MAXIMIN, LISE TAVERNIER, SOLDATS DE MARINE, LE BRIGADIER, LE SERGENT, puis PALOMBO, GARRAGOUSS

 

LE SERGENT, s’élançant sur Maximin.

Je le tiens !...

MAXIMIN.

Pardieu ! la belle malice ! je le tiens !...

Montrant Lise.

Tu ne me tiendrais pas encore sans cette gueuse...

LISE TAVERNIER.

Oh ! c’est épouvantable !...

MAXIMIN.

Eh ! voilà Garragouss.

GARRAGOUSS, sanglant, le front bandé.

Caraco !

MAXIMIN.

Et Palombo ?

PALOMBO, entre deux Marins.

Je suis là, péchero !...

MAXIMIN.

Comment ! toi aussi, mon vieux, tu t’es fait pincer.

LE SERGENT.

Et même qu’il nous a aidés à pincer ses collègues... un bon garçon, ce petit-là !... Sans lui, nous serions à nous morfondre à la pointe des îles.

MAXIMIN.

Comment ! c’est lui ?...

PALOMBO.

Hé ! tu comprends... Ils m’avaient ramassé sur la route... je n’ai pas voulu m’en aller sans les camarades, péchero !...

LISE TAVERNIER.

Vous voyez bien... vous voyez bien que ce n’était pas moi !

LE SERGENT.

Allons, brigadier, enlevons !...

LISE TAVERNIER, bondissant tout à coup.

Comment vous l’emmenez, lui !... lui !... mais c’est impossible ! mais je ne veux pas... je ne veux pas...

LE SERGENT.

Ne faites pas attention, garçons ; c’est une folle, c’est la Défroquée.

LISE TAVERNIER.

Oui, certes, c’est moi qui suis la Défroquée, et vous êtes ici dans ma maison ; je ne sais pas de quel droit, par exemple. Ce serait trop fort, à la fin, que, sous prétexte de justice... D’abord, qu’est-ce que vous cherchez ? un déserteur ?... Ce n’est pas lui. C’est un autre. Je le sais bien, voyons, puisque c’est moi qui suis allée prévenir la marine.

LE BRIGADIER, à Maximin.

Maximin Roure, n’est-ce pas ?

MAXIMIN.

Parfaitement.

LE BRIGADIER.

En route !...

LISE TAVERNIER.

Ce n’est pas vrai, il ment ! ne l’écoutez pas... Maximin, Maximin... Mais parlez leur donc, aidez-moi à trouver quelque chose !

À l’Officier.

Monsieur, monsieur, je vous en prie. C’est vous qui êtes le chef, n’est-ce pas ? Par grâce, ne laissez pas faire cette chose-là !... Maximin n’est pas coupable, il n’a rien fait. C’est moi qui vous ai menti, c’est moi qu’il faut punir.

L’OFFICIER.

Ah ça !... est-ce qu’elle va nous ennuyer encore longtemps ?...

La repoussant.

Allons donc, Défroquée !...

LISE TAVERNIER.

Mais, c’est une infamie ! mais ils vont le tuer !...

Elle veut s’élancer encore ; les Soldats la repoussent.

Ah !...

MAXIMIN.

Pauvre fille...

Ses menottes ont arrêté un mouvement presque instinctif de pitié que ses mains avaient fait pour relever Lise.

Allons !...

On l’emmène.

 

 

Scène IX

 

LISE TAVERNIER, puis ROURE

 

LISE TAVERNIER, repoussée par les Soldats, tombe contre la porte.

Mon Dieu !... mon Dieu !... qu’est-ce que j’ai fait ?...

Des sanglots, des sanglots.

ROURE apparaît à la fenêtre, sur l’échelle que les Marins ont laissée, regarde avant d’entrer, puis entre, va vers Lise Tavernier, et lui frappe doucement sur l’épaule.

Lise !...

LISE TAVERNIER relève lentement la tête, et, en le voyant, bondit.

C’est vous ! ah ! c’est vous !...

ROURE.

Chut !... pas de scène !... nous nous expliquerons plus tard... À présent, le temps presse ; Maximin est perdu ; voulez-vous le sauver ?

LISE TAVERNIER.

Si je veux !... Mais je donnerais ma chair, mon sang, tout, même mon âme...

ROURE.

Il faut plus que cela.

LISE TAVERNIER.

Quoi donc ?

ROURE.

De l’or !... L’or ouvre toutes les portes, crochète toutes les consciences, fait tomber toutes les chaines... Donnez-moi de l’or, beaucoup d’or, et demain votre amant sera libre.

LISE TAVERNIER.

De l’or !... mais je n’en ai pas...

ROURE.

Ah !... je croyais... Alors, son compte est bon, le pauvre diable !... Bonsoir !

Il fait mine de s’en aller.

LISE TAVERNIER, bas.

Ah ! démon, tu viens me tenter... Roure !... Roure !...

ROURE.

Hein ?

LISE TAVERNIER, toute tremblante.

Vous êtes sûr qu’on le sauverait, avec... avec ce que vous dites ?

ROURE.

J’en suis sûr ; mais il faut se dépêcher, la justice des matelots va vite en affaires, et les cravates de chanvre ne sont pas longues à tresser... Il faudrait que dès demain... dès ce soir...

LISE TAVERNIER.

C’est bien !... attendez-moi...

Elle va allumer une petite lanterne, et s’apprête à sortir. Roure veut la suivre, elle s’arrête.

Où allez vous ?

ROURE, très ému.

Mais, je... je vous accompagne... À deux, ça serait plus commode.

LISE TAVERNIER, terrible.

Non !... restez là !... Je vous défends de venir avec moi ; je vous défends de me suivre... je vous le défends, vous m’entendez ?...

ROURE.

Bon !... bon !... ne nous fâchons pas... Je n’y tiens pas plus que cela, moi, à vous accompagner... Allez où vous voudrez... ce sont vos affaires.

Il s’assied face au public, tournant le dos à la Tavernier.

Je vais rester ici à vous attendre, bien tranquillement, mon Dieu !

Pendant qu’il parle, Lise le regarde, hésite, puis fait semblant, pour le tromper, de sortir à droite, revient sur ses pas, passe dans le fond et sort à gauche doucement. Pendant ce jeu de scène, Roure sourit méchamment et montre avec son pouce par-dessus son épaule la fausse sortie de la Tavernier. Bas.

Oh ! ces femmes, c’est rusé !... Pff !...

Se levant.

Moi, je ne suis pas rusé, mais je suis joliment curieux.

Il prend le couteau que Maximin a laissé sur la table et gagne à pas de loup la porte par laquelle Lise vient de sortir.

 

 

Deuxième Tableau

 

Une chapelle souterraine. Au fond à droite, quelques marches d’un vieil escalier de pierre froide, tout usée. Au bout de ces marches, un palier assez large et la porte de fer. Lourds piliers, tombes, vieux autels. De temps en temps, quand la lanterne de Lise éclaire le fond du caveau, on voit reluire des choses vagues, comme des étincelles d’or et d’argent, qui piquent l’ombre.

 

 

Scène première

 

LISE TAVERNIER, seule

 

Qui m’aurait dit cela pourtant, quand nous descendions ici, toutes les sœurs, prier une fois l’an sur le tombeau de nos abbesses ? qui m’aurait dit que j’y reviendrais un jour, seule, sans rosaire et sans voile, furtive comme les voleurs, pâle comme les sacrilèges ?... Ah ! malheureuse femme, qui croyait pouvoir rester honnête, même après avoir renié ton Dieu... Ç’avait été ton orgueil pendant vingt ans, de vivre misérable à côté de tant de richesses... Tu espérais mourir ainsi... mais non ! L’enfer n’y aurait pas trouvé son compte... D’abord c’est la faim qui est venue te tenter, puis la passion et son délire. Maintenant c’est le devoir. Oui, c’est ton devoir d’être criminelle à cette heure... Cet enfant va mourir par ta faute ; il faut que tu le sauves... même à ce prix-là !... Allons ! va, maudite !...

Elle s’approche du trésor, puis s’arrête tout à coup.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Il me semble que j’entends du bruit ; comme si quelqu’un... Non ! c’est la rivière qui commence son œuvre souterraine. L’eau s’infiltre, le sable crie, s’enfonce ; avant deux heures, le caveau sera inondé, hâtons-nous...

Un bruit de pas.

Pour le coup, j’en suis sûre, il y a quelqu’un dans ces souterrains avec moi !

Elle lève sa lanterne et en promène le reflet partout.

ROURE arrive en ce moment près du palier, et comme la porte est ouverte, il voit l’or étinceler sous la lumière au fond du caveau.

Oh !...

LISE TAVERNIER, bas.

C’est Roure !... Ah ! le misérable, il m’a suivie...

Elle ferme sa lanterne et se blottit dans un coin. Le caveau est plongé dans l’obscurité.

 

 

Scène II

 

LISE TAVERNIER, ROURE

 

ROURE, à tâtons sur le palier.

La lumière qui me guidait s’est éteinte... je ne sais plus où je suis...

Il tâte.

Ah ! voilà une porte... Ah ! ben ! merci, il n’en manque pas des portes !... Allons, bon ! encore un escalier !...

Il descend et au bas des escaliers, les bras tendus en avant, appelle doucement.

Lise, Lise, êtes-vous là ?... Rien !... C’est ici pourtant, j’en suis sûr. C’est de là-bas au fond que cet éclair d’or a jailli. J’en suis encore tout aveuglé... C’est si beau l’or dans la nuit.

À mesure qu’il remonté la scène d’un côté en suivant le mur, Lise la descend de l’autre côté, en se dirigeant vers l’escalier. Roure avec un cri.

Le trésor ! le trésor !... Le voilà ! J’y suis... Oh !...

Tâtant.

Qu’est-ce que je touche ?... Un calice !

Il le fait tinter avec son ongle.

Du vermeil !...

Tâtant encore.

Avec une guirlande de rubis... Comme ça roule frais les rubis, sous les doigts !... Ceci par exemple, c’est de l’or !... de l’or massif !... An ! mais je veux y voir, moi, je veux y voir... Où est-elle donc cette diablesse ?... Lise ! Lise !... Où êtesvous ?

LISE TAVERNIER, debout sur le palier près de la porte.

Ici...

ROURE.

Éclairez-moi donc, mille dieux !... Mon regard a soif de toutes ces richesses.

LISE TAVERNIER.

Et moi, je vous dis que vous n’emporterez rien d’ici, misérable, pas même un reflet d’or au fond de vos yeux.

ROURE.

Oh ! par exemple !...

Bas, se fouillant.

Si j’avais seulement mon briquet...

LISE TAVERNIER.

Écoutez-moi bien, Roure... C’est ici le trésor des Clastres. C’est ici qu’aux mauvais jours, aux jours d’alarmes, les Ursulines descendaient les richesses du couvent... La porte de ce caveau, celle contre laquelle je m’appuie en ce moment, est une porte de fer, à secret, scellée dans le mur et comme lui inébranlable. Elle s’ouvre du dehors, rien que du dehors, vous m’entendez, par un ressort que je suis seule à connaître. Eh bien ! aussi vrai qu’il y a un Dieu, si vous ne sortez pas d’ici à l’instant même, en suivant de point en point ce que je vais vous dire, je ferme sur vous cette porte et je vous enterre vivant dans ces profondeurs...

ROURE.

Mais voyons, ma petite Lise, je ne veux rien emporter... je ne demande qu’à voir.

LISE TAVERNIER, terrible.

Voulez-vous faire ce que je vous dis, oui ou non ?...

ROURE.

Dites, dites...

Bas.

La coquine, c’est qu’elle en serait capable.

Haut.

Voyons, qu’est-ce qu’il faut faire ?

LISE TAVERNIER.

Venez ici... du côté de ma voix.

ROURE, grinçant des dents, bas.

Si tu crois que je vais m’en aller comme ça, toi !...

LISE TAVERNIER.

Allons !...

ROURE, avançant vers l’escalier.

Voilà !...

LISE TAVERNIER.

Encore quelques pas, vous trouverez cinq marches, puis la porte... Vous irez droit devant vous... Sitôt sorti, la porte se fermera.

ROURE, s’arrêtant.

Oui, mais une fois dehors, comment voulez-vous que je me retrouve à tâtons, dans tous ces souterrains ?

LISE TAVERNIER.

Je vous guiderai.

ROURE.

Comment ! vous ne restez donc pas ici ?... Et la rançon de Maximin ?

LISE TAVERNIER.

Je m’en charge... Mais plus tard ; ce qu’il faut d’abord, c’est que vous sortiez d’ici, et que vous arriviez sans lumière jusque dans la cour du cloître. Comme cela je serai sûre que vous ne retrouverez plus l’endroit.

ROURE, montant l’escalier.

Oh ! méchante !... méchante !...

Bas.

Il faut que je trouve un moyen pour empêcher cette porte de se fermer... Oh ! une idée...

Il tire le couteau de sa poche et, arrivé sur le palier, se baisse et plante le couteau jusqu’au manche dans la terre.

LISE TAVERNIER.

Eh bien ?

ROURE.

J’y suis...

Il passe. Derrière lui Lise pousse la porte ; la porte, rencontrant le manche du couteau au ras du sol, rebondit et se rouvre toute grande.

LISE TAVERNIER, se baissant à son tour.

Qu’est-ce qu’il y a donc qui empêche ?... Un couteau !

Elle le tire de terre avec vigueur, mais au même moment Roure, revenant sur ses pas, se précipite sur elle.

Ah ! le misérable...

Lutte. Roure finit par lui arracher le couteau des mains.

ROURE, la maintenant à terre dans le caveau.

À présent, je te tiens, défroquée maudite... À mon tour, c’est moi qui commande ici, c’est moi qui suis le maître. Allons, vite, de la lumière !...

LISE TAVERNIER.

Menteur infâme !... Voilà donc ce qu’il voulait... Voilà pourquoi il me parlait de sauver Maximin.

ROURE, la tenant toujours.

Sauver Maximin... Ah ! ah ! ah !... Vite, vite, cette lanterne, et allumons !...

LISE TAVERNIER.

Pour quoi faire ?

ROURE.

Pour quoi ?... Pour emporter le reflet de ton or !... ma belle, dans mes poches.

LISE TAVERNIER.

Prenez garde, Roure. Si vous avez le malheur de toucher à quelque chose ici, je vous préviens que je m’accroche à vous, que je vous suis, que je vous dénonce, et vous savez si je m’y entends !...

ROURE.

Tu te dénonceras aussi, alors !...

LISE TAVERNIER.

Oui, moi aussi !...

ROURE, le couteau levé.

Ah ! toi, décidément tu me gênes trop dans la vie... Va-t’en !

Il la frappe.

LISE TAVERNIER, tombant.

Ah !...

ROURE.

Qu’est-ce que j’ai fait ?... C’est cet or aussi qui m’a grisé, et m’a fait oublier mon code... Bah !... Maintenant vite, au trésor !...

En avançant à tâtons son pied heurte la lanterne.

La lanterne !...

Il l’ouvre et promène sa lumière autour de lui dans le caveau.

Le trésor, le trésor !... Je le vois. Oh ! qu’il y en a ! oh ! que c’est beau !

Rire fou.

que c’est beau !... Je ne sais que prendre, que choisir... On voudrait tout emporter !... Oh ! mais je reviendrai...

Il s’élance vers la porte, portant dans ses bras des vases d’or, des calices, des burettes, des ostensoirs.

LISE TAVERNIER, qui s’est soulevée, et traînée jusqu’à la porte, le couteau dans la poitrine.

Tu disais que l’or ouvrait toutes les portes... eh ! bien ! Tâche donc de l’ouvrir celle-là !...

Elle ferme la porte avec violence, et reste accroupie devant, sanglante, les cheveux épars.

ROURE, reculant, effaré.

Fermé !... fermé !...

Il tourne dans le caveau comme un chien fou, puis tout à coup pousse un grand cri.

L’eau qui monte !... Au secours...

L’eau commence à monter dans le caveau.

Oh !... oh ! mon Dieu !

Il tombe.

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